Dans ce film, tout se joue à pile ou face.
En voilà, une bien étrange scène, pourtant centrale dans l'action de Wake in fright. John Grant (un nom volontairement courant : ce personnage n'est rien ni personne, donc il est tout le monde), professeur au milieu de nulle part, semble, au début du film, complètement décalé par rapport à cette société très spéciale de l'outback australien. Il paraît hors des clous, presque cynique. Cela se remarque particulièrement lorsqu'il découvre ce tripot de jeu clandestin où l'on mise des sommes folles sur deux piècettes que l'on envoie en l'air. Un jeu qui a ses propres règles, qui paraissent totalement hermétiques aux néophytes (aussi bien Grant que nous-mêmes, spectateurs). Et pourtant, petit à petit, le petit intellectuel cynique va se laisser prendre au jeu et va ainsi, progressivement, s'intégrer totalement dans cette partie. Ce qui le laissera ruiné, à poil (au sens propre comme au figuré), épave dans une minable chambre d'hôtel.
C'est tout le film qui est résumé dans cette seule scène. Comment un homme, apparemment sain d'esprit et propre sur lui, va s'intégrer dans une société malade et violente au point de devenir lui-même une de ces loques qui cheminent dans le désert australien, se nourrissant exclusivement de bières (en une quantité impressionnante, il faut bien le dire) et tirant sur tout ce qui bouge, dégommant du kangourou parce qu'il n'ose pas tirer sur ses congénères.
Oui, on le sent bien : dans cette plongée dans la violence crasse et sauvage, chaque relation sociale devient conflictuelle, et les frustrations se défoulent sur des animaux qui n'ont aucune chance de survie, pour ne pas se déchaîner sur des humains. Une image est significative : lors d'un combat, le Doc et Grant, tous deux fortement alcoolisés, se comportent respectivement comme un chasseur et sa proie ; le Doc (Donald Pleasance, absolument terrifiant) prend l'instit par derrière, comme lorsqu'il s'agit d'égorger les kangourous.
La caméra de Ted Kotcheff n'a pas son pareil pour créer le malaise. La surexposition lumineuse, les gros plans, la musique, les mouvements d'une caméra nerveuse et agitée, tous les procédés cinématographiques sont employés pour alourdir l'atmosphère, pour nous en faire partager l'aspect poisseux. Comme Grant, le spectateur a parfois l'impression d'être dans un monde étrange, absurde, à la limite du fantastique, avec ses êtres mystérieux et ses situations délirantes. Cela comme dès le plan d'ouverture, un splendide panoramique de 360° sur la platitude du désert australien, paysage trop ouvert qui donne une paradoxale impression d'enfermement.
On dit souvent de Wake in fright qu'il s'agit d'une critique contre la mentalité arrièrée des Australiens de l'intérieur. Mais la film va beaucoup plus loin. C'est toute une vision de l'humanité qui se montre ici, une humanité qui se donne un aspect policé, mais dont le vernis civilisé craque avec deux canettes et un fusil. Le discours du Doc sur la bombe est très significatif :
« Le but de l'humanité : un homme en smoking, un bourbon à la main,
appuyant sur un bouton qui mettra fin à l'humanité. »
Wake in fright, c'est le portrait d'un être humain bestial entamant sa dernière danse dans un monde au bord du cataclysme. Et c'est chacun de nous qui devrait se réveiller dans la terreur.