Les qualificatifs s’enchaînent pour tenter, d’année en année, de décennie en génération, de circonscrire les mystères d’une jeunesse échappant la plupart du temps à tout contour. Le titre programmatique de Rien à foutre semble répondre par un aveu d’impuissance face à sa protagoniste, qui semble autant n’en avoir rien à battre que de n’avoir aucune opportunité de faire quoi que ce soit : propulsée avec une indifférence notable dans un job d’hôtesse de l’air pour une compagnie low-cost, elle vit un quotidien qui semble inféodé au règne du swipe : des horaires, des lieux, du sexe.
Adèle Exarchopoulos, qui semble refaire un point d’étape après l’adolescence torturée de La Vie d’Adèle, reprend donc (avec brio, bien entendu) les codes du portrait naturaliste, à la différence que c’est dans l’atonie que se dessineront les lignes de force. Emmanuel Marre et Julie Lecoustre optent pour la distance juste, s’abstenant de tout jugement lorsqu’il s’agit de restituer un quotidien qui pourra paraître bien effrayant au plus grand nombre : sans attache, sans ambition, sans véritable idéal. L’exploration de cette béance se creuse dans un rapport au temps qui s’étire, et appréhende cette abolition des espaces dans un transport quotidien, dénué de toute destination pour celle dont le travail consiste à nettoyer sur les sièges les emballages de ce qu’elle a réussi à vendre l’heure précédente. Des chiffres, des objectifs, des réunions téléphoniques dans une impersonnalité croissante, ponctuées d’assourdissantes nuits en boîte de nuit où l’on communique tout aussi mal.
C’est dans les failles qu’il faudra trouver, au détour d’une conversation, dans un regard qui ne fait plus le point ou un plan qui s’étire sur des nuages, les bribes d’une vibration qui refuse de faire surface. L’appel de la banque occasionne ainsi l’irruption discrète d’un gouffre qu’il s’agira d’affronter, et les perspectives professionnelles ouvrent sur d’autres horizons comme une nouvelle temporalité, parenthèse locale et voyage mémoriel sur les terres instables du deuil.
Alors qu’on la force à sourire 30 secondes d’affilée, de s’exhiber dans une réunion zoom pour imaginer une promotion ou de photographier son corps pour décider un amant d’un soir, le retour au bercail fait tomber les masques pour une nouvelle approche du temps, où le lien à la sœur et au père, voire à la mère disparue pourront remettre quelques horloges au diapason des cœurs meurtris.
Qu’on n’attende pas pour autant une montée savamment construite vers un acmé cathartique : Rien à foutre reste fidèle à cette logique déceptive qui prend les blessures à la dérobée. Ce n’est pas par l’émancipation ou la révélation que la jeune fille donnera suite à sa destinée, mais par la confrontation aux rochers luisant d’un rond-point anonyme. Et le nouveau chapitre qu’elle ouvrira dans son existence, sous les feux d’une animation aquatique à Dubaï, pourra autant allumer des étincelles dans certaines rétines qu’ouvrir les vannes d’une insondable tristesse.