Ce que j'aime, avec John Ford, c'est qu'on a l'impression de voir un western ultra-classique alors qu'en fait il te balance des idées limite révolutionnaires pour le genre. Prenons, par exemple, cette trilogie de la cavalerie. Nous avons eu Le Massacre de Fort Apache (avec un duo Henry Fonda/John Wayne, rien que ça, ça vend du rêve) et La Charge héroïque (mon préféré dans la trilogie). On voit déjà les belles images d'une cavalerie traversant le désert au grand galop et tuant des Indiens à tour de bras. Et, s'il est vrai que l'on a bel et bien ces scènes là, elles sont toutefois nuancées par des propos fordiens bien plus humanistes.
Ainsi, Le Massacre de Fort Apache est une relecture toute fordienne de l'histoire de Custer et Little Big Horn. Là où l'hagiographie officielle fait de Custer la malheureuse victime d'une bureaucratie incompétente et d'Indiens sauvages, Ford a donné à l'officier un rôle beaucoup plus nuancé, disant qu'il a sciemment cherché le conflit en refusant le dialogue avec les Indiens et en les poussant à la guerre.
Lors du générique, ce Rio Grande semble pourtant redonner de sa superbe au mythe de la cavalerie. On voit les glorieux soldats chevaucher dans le désert ou faire boire leur monture le long de la rivière. Du porte-drapeau au clairon, tout semble réuni. Mais la scène d'ouverture casse à nouveau la légende. Les soldats sont de retour au fort, et ils n'ont plus rien de glorieux. Comme les femmes, la caméra scrute les visages, à l'affût de la grimace de douleur ou des signes qui prouveraient une blessure (il faut d'ailleurs voir comment Ford, l'air de rien, a une mise en scène d'une grande précision). Il ne faut que quelques secondes pour comprendre que la cavalerie a été défaite. Et, quelques minutes plus tard, on nous confirme que cette défaite n'est qu'une de plus dans une longue liste. On aura beau reporter la faute sur un problème territorial et une non-coopération entre deux États (les Indiens attaquent sur le territoire étatsunien puis traverse le Rio Grande, qui sert de frontière avec le Mexique ; une fois sur le sol mexicain, ils sont à l'abri de la cavalerie), on comprend quand même très bien qu'ici, une fois de plus, il ne sera pas question de faire un éloge majestueux aux invincibles soldats. La cavalerie de Ford est constituée d'êtres humains, et c'est cela qui intéresse au plus haut point le cinéaste.
Comparer la première et la dernière scènes est, là aussi, d'un grand intérêt. A la fin, nous avons... exactement la même scène qu'au début. Le problème posé par les attaques des Indiens n'a absolument pas trouvé de solution. Pire : on sent même que la cavalerie N'EST PAS la solution. Bien entendu, Ford ne le formule pas dans des termes aussi précis, mais cependant, le fait que l'histoire indienne ne progresse pas d'un pouce pendant une centaine de minutes de film est assez significatif. Ce n'est pas une critique, mais un constat que formule Ford, qu'il faudrait, d'un certain côté, rapprocher des Cheyennes, son ultime western : l'emploi de la force militaire est-elle appropriée ?
Non seulement Ford remet à sa modeste place la cavalerie, mais en plus, soyons clairs à ce sujet, le thème des attaques indiennes, ce n'est pas exactement cela qu'il veut montrer dans son film. Trois petites escarmouches dans l'ensemble du film, même si cela donne une jolie scène de course-poursuite avec les chariots renversés dans le sable du désert, ça ne suffit pas à tenir un long métrage. Non, ce qui intéresse manifestement Ford ici, c'est de dresser un portrait de la cavalerie à taille humaine. Les soldats sont des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, leur passé chargé, leurs talents, leurs hontes, leurs vices parfois.
Et Ford de dresser le portrait de toute une humanité, avec cette maîtrise des émotions et cette subtilité dans les portraits des personnages qui sont sa marque de fabrique depuis des années déjà. Il faut voir comment il dessine un caractère en quelques mots, mais surtout en quelques images (les images, chez Ford, en disent beaucoup plus long que les dialogues, et c'est ce qui en fait un grand cinéaste). Il y a l'humour autour de Victor McLaglen (infatigable compagnon de Ford, grâce auquel il avait décroché un Oscar pour Le Mouchard). Il y a l'émotion avec Kathleen. Il y a, une fois de plus, une caméra à l'affût du moindre petit geste, du moindre regard, de tout ce qui peut démasquer des sentiments mal retenus et des non-dits.
Finalement, Ford fait ce qu'il sait le mieux faire, filmer l'amitié virile, décrire des personnages attachants dans toute leur individualité pour mieux pouvoir en faire un groupe uni lors des combats. C'est toute une humanité qui vit ici.
C'est tout cela qui constitue Rio Grande. C'est ce qui fait que, si le long métrage n'est peut-être pas un grand western, c'est quand même un très bon film.