Les films fleuve de trois heures ont pour coutume de s’intéresser aux êtres d’exception, aux tournants de l’histoire et aux classes supérieures ; autant d’éléments qu’on retrouvera dans Le Guépard, l’un des chefs-d’œuvre de Visconti.
Rocco et ses frères, d’une durée similaire, n’obéit pas aux mêmes principes : fresque intime, consacrée aux déclassés, elle conquiert sa grandeur sur la durée. Les premiers plans, qui voient la famille arriver dans Milan, de nuit, attestent de ce décalage : le quai, comme l’immense escalier de pierre, sont démesurés face cette petite troupe que personne n’attend. Autre clivage, celui du héros éponyme, qui restera longtemps un second couteau, le frère de l’arrière-plan (à l’exception d’un regard caméra époustouflant, qui dit en quelques secondes tout le magnétisme du jeune Delon sur le réalisateur italien), le second amant de Nadia, le partenaire de ring… Ici, rien n’est offert.
La boxe, métaphore évidente de ce combat violent pour subsister, met donc en scène de vaillants gaillards qui ne peuvent compter que sur leur persévérance face à la violence sociale. Mais cette opportunité donnée aux victoires, voire à la gloire, n’a rien d’une trajectoire simple et lisible. Parce que le terreau qu’installe Visconti est celui de la tragédie, la famille, l’amour ou l’ascension sociale seront, à chaque fois, à double tranchant.
Rocco et ses frères, c’est le cœur de l’Italie, une galerie de portraits magnifiques, soulignés par la musique de Nino Rota, un motif qui annonce presque à la note près la célébrissime mélodie à venir du Parrain. C’est aussi une succession de plans sublimes, interaction entre les silhouettes et un décor à investir : Rocco lisant sa lettre devant les cordages d’un port, une rupture sur le toit de la Cathédrale de Milan, un ring mortifère, un terrain vague décati.
L’accès de Rocco au statut de personnage principal est involontaire, et se fait dans la douleur. Nostalgique d’une région, le Sud, dans laquelle ils mourraient de faim, il apprend à faire sienne cette lèpre urbaine, ce terrain propice au crime dans lequel s’enlisera son frère, sorte de double maléfique qu’est Simone. Arraché à ses racines comme à l’innocence d’une enfance préservée, Rocco répare les erreurs des autres, convaincu que le pardon et la réparation lui incombent. Appartenir à une famille, c’est s’assurer qu’elle ne dévie pas. Et puisqu’elle le fera, à lui la tâche ingrate de régler l’ardoise.
(Spoils à venir)
Cette lecture très dostoïevskienne de la famille permet au récit de quitter la simple fresque sociale, et de délaisser la tragédie d’une linéarité trop lisible qui ferait des individus les victimes d’un milieu.
La sainteté de Rocco lave autant les souillures de son entourage qu’elle exacerbe leur souffrance.
Le personnage de Nadia, de ce point de vue, en porte tous les stigmates : la prostituée à laquelle on aura fait miroiter, le temps d’une idylle, sa part de pureté, sera d’autant plus salie par la suite, et par excès de droiture de la part de Rocco, qui lui ordonne de revenir à Simone.
Une phrase clé permet de saisir ce point de bascule : « Je ne crois pas à la justice des hommes ». déclare Rocco, alors que le pire est déjà arrivé. Cet idéal de la famille, ce dévouement qui passerait par un pardon systématique face au ver dans la fratrie, atteste d’une conception qui nie purement et simplement la nature humaine.
Rocco, qui ne demandait rien, et par excès de moralité, se voit en haut de l’affiche, monstre irraisonnable payant une dette qui, si l’on y réfléchit bien, pourrait remonter au péché originel.
Rocco, ou la sublime et si humaine tragédie d’un personnage trop bon pour vivre bien, trop généreux pour vivre avec les autres.