Roma
7.1
Roma

Film de Alfonso Cuarón (2018)

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« Roma », un chef-d’œuvre exigeant sur Netflix !

Quand Alfonso Cuarón (qu’on ne présente plus) s’offre le luxe de recréer la maison de son enfance dans le quartier de Colonia-Roma à Mexico et d’y revivre presque une année entière, de 1970 à 1971, c’est aussi une expérience introspective inattendue pour le spectateur.
Avant de dire le choc intime qu’a été pour moi ce « Roma », vivement conseillé par ma fille Rachel qui me confiait avoir été marquée pour toujours par certaines images, je vais accorder au moins deux concessions à ceux qui seraient restés en marge.
On ne rentre pas facilement dans « Roma ».
D’abord parce que – diffusé par Netflix – le spectateur est privé du grand écran des salles obscures que la cinématographie choisie et magnifique du film aurait mérité. C’était un choix suivi d’une polémique sur lesquels je ne reviendrai pas.
Ensuite, parce que, revenant à la fondamentale camera obscura et à l’écran blanc des projections mentales persistantes, Alfonso Cuarón part à la recherche du temps perdu et plonge à tâtons dans ces profondeurs intimes où tremble encore quelque chose de vivant – d’informe et de vacillant – mais de vivant qu’il faut faire remonter à la surface. C’est une épreuve initiatique autant pour le réalisateur que pour le spectateur. Mais c’est une entreprise délicate qui aura pu rebuter certains, peu sensibles à l’exploration intérieure pleine d’errances sans issue.
On assiste en effet dans « Roma » à la création performative d’un langage inédit proche de ce que furent en leur temps les expériences littéraires de Proust, de Joyce et surtout de Virginia Woolf, avec ses « streams of consciousness ». On sait, à en lire André Bazin, que le roman est allé plus loin que le cinéma, avec lequel il a toujours entretenu des affinités essentielles, dans la logique du style. Or on ne lit pas les grands romanciers de l’intériorité moderne comme on boit du petit lait. On ne passera pas non plus deux heures de confinement allègres en visionnant « Roma ». Pas de structures narratives raisonnées ou organisées par une conscience intentionnelle, pas de gros plans qui aideraient à l’identification, pas de ces effets qu’on trouve dans les films autobiographiques classiques. Non, pas de béquilles interprétatives ou symboliques faciles.
Pourquoi ? Parce que « raconter ses souvenirs d’enfance », ce n’est pas précisément ce qu’a voulu faire Cuarón, mais bien plutôt aller voir là-bas – à un moment donné, un moment de crise : la séparation de ses parents et la disparition du père – aller voir là-bas comment ça vit encore - ténu, faiblement palpitant, confus - et créer par le langage du cinéma le milieu propice où cela pourrait se développer. Précision remarquable : Cuarón explique (dans le making of qui suit le film) que c’est en tournant les plans que les détails lui revenaient, un geste, une odeur, une atmosphère, un rien, l’essence de ce qui fut ; c’est dans ces moments cruciaux de télescopage temporel derrière la caméra que lui sautaient au visage ces preuves matérielles intangibles, mais assez impérieuses, pour que la scène remontée du labyrinthe du temps ne soit pas sur le moniteur du « tout cuit » ou « donnée d’avance ». Aucun des quatre enfants de cette famille qu’on voit vivre dans « Roma » n’est clairement identifié au réalisateur. La trame et la chronologie suivent assez lâchement les mois de grossesse de la domestique amérindienne, Cléo, personnage qui cristallise le souvenir sans que soit pour autant raconté son destin marqué par sa condition ancillaire. Une chronologie affective donc, qui court jusqu’au moment historique du massacre des étudiants, le 10 juin 1970, quand la petite histoire se fracasse dans la grande et que les deux se rejoignent dans le désenchantement, la fatalité sociale et un certain immobilisme.
Ainsi, par des images aussi somptueuses qu’obsédantes – cette eau savonneuse qui flue et reflue dans le cadre, poussée sur le sol de l’entrée où se mire le ciel et qui ouvre à l’introspection – par des travellings latéraux et à distance, par la lenteur et la contemplation silencieuse, s’enchaînent des séquences comme autant de plages mémorielles vers ce vécu intime que Cuarón, à 57 ans, a eu envie de retrouver.
Il a donc fallu inventer un langage pour que « Roma » puisse exister. Se sont trompés ceux qui y ont vu un pur esthétisme ostentatoire de la part de Cuarón. L’invention de ce langage est le cœur même du propos, son phrasé à lui, méandreux et à sa juste mesure : montrer comment ça vivait là-bas en lui. Et pour cela, trouver d’abord un format – il a renoncé au carré après en avoir discuté avec ses pairs mexicains ; opter résolument et comme une évidence pour le noir et blanc, mais pas un noir et blanc nostalgique, avec son grain vintage ; non, exploiter au contraire tout le potentiel du numérique pour un noir et blanc lisse et précis qui efface les strates du temps. Une enfance débarrassée de sa rouille… Mais surtout - et c’est ce qui m’a le plus touchée – reconstruire du dehors cette enclave lointaine, ce bout de rue, ces toits, comme le ferait un archéologue. Se méfier pour cela de la subjectivité qui risquerait d’abîmer le souvenir. L’objectivité et la distanciation comme règles d’or. Il faut apprécier comme l’outil de la quête ces très beaux travellings qui balaient l’espace et suivent, comme de l’autre côté du trottoir, les personnages qui vont un soir dans les rues de Mexico. Ces mêmes travellings qui aident à trouver la bonne distance entre le passé et le présent, qui aident à placer les personnages et le contexte à égalité. Parce que se souvenir, ça vient d’abord de l’environnement, de l’espace et non du temps. Ne pas privilégier donc les personnages plus que le contexte, parce que c’est désormais un tout indissociable dans la mémoire.
La distanciation a aussi permis à Cuarón de lier l’autobiographique au biographique, à souligner discrètement et de biais la manière dont les femmes de son enfance avaient modelé l’enfant qu’il fut. Le père absent, les femmes tiennent en effet dans « Roma » le lien ombilical avec cette enfance mexicaine, encore un peu radieuse avant le drame – la mère, lointaine mais résistante ; la grand-mère, haute stature affolée ; et surtout Cléo, la nounou, la domestique corvéable, la mère de substitution, ce membre à moitié de la famille qui n’a pas eu droit à sa propre famille, qui n’a pas osé s’autoriser un autre enfant que ceux dont elle avait la charge. Figure douce, solaire, associée à l’eau lustrale qui vient inlassablement à bout des déjections canines, l’eau fœtale, l’eau des rêves, l’eau de mer : « Cléo nous a sauvés ! ». Héroïne discrète à l’existence ténue mais à la force sacrificielle qui renoue le lien et emporte avec elle tout ce que Cuarón lui doit. Idole domestique et mutique. Pour faire le film, il a fait parler, parler, parler, raconter l’infime à sa nounou encore en vie. Autant de scènes fondatrices restituées sans surlignage, au fil d’un quotidien livré au hasard et que seule trie la mémoire, celle qu’on ne dresse pas et dont il faut tout prendre ou rien de peur de se mentir !
Et puis des séquences intenses, drôles, inoubliables qui renvoient le spectateur à ses propres souvenirs, ses propres traumatismes : l’accouchement, la noyade, la mort d’un enfant, l’explosion de la cellule familiale ou la danse de samouraï dans le plus simple appareil avant l'engrossement. Et puis le cinéma, en scope, sur grand écran, dans les salles du quartier de la Colonia-Roma, espace de cohésion où toutes les couches sociales sont rassemblées. Une belle communauté contre l’isolement de l’individu qui regarde aujourd’hui en streaming sur son écran d’ordi.
Bref, un film vraiment magnifique. Son premier vrai film, de ceux qu’il aimerait faire à l’avenir, a dit Cuarón, un film dans sa langue. Et puis, clin d’œil à Fellini, qu’il évoque évidemment !
Dans le making of, il y a aussi une très belle anecdote de tournage : Cuarón était en colère. La scène où le père s’en va en voiture, dans sa Coccinelle, n’avançait pas, ne convenait pas. L’équipe faisait bien son travail, mais rien ne fonctionnait. Il est allé se promener dans la rue, refaite selon ses souvenirs, et soudain il a compris : il devait aider l’acteur qui joue le père à partir en lui intimant de trouver son point de crispation. Un réalisateur ne juge jamais moralement ses personnages ; il doit travailler aux relations et aux motivations internes. Cuarón a compris ce jour-là qu’il ne pouvait que laisser partir son père, l’aider à le faire. A son retour de promenade, la scène s’est tournée sans problème. Elle est assez poignante. Seules la mère et la domestique savent que le père ne part pas en voyage d’affaires.

Sabine_Kotzu
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le 5 avr. 2020

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Sabine_Kotzu

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