Une lumière noire se déverse sur l’écran, striée de guirlandes multicolores se reflétant sur une carrosserie. Le ton est donné d’emblée : l’image, d’Irina Lubtchansky, est impeccable, poétisant un quotidien plus noir que noir, celui de la ville de Roubaix, cité déchue d’une ancienne splendeur.
À l’élégie, le douzième film d’Arnaud Desplechin emprunte bien des caractéristiques :
- Une source d’inspiration potentiellement autobiographique. Or Roubaix est, pour le réalisateur, la ville de son enfance. Lorsque le Commissaire Daoud (Roschdy Zem, parfait) décrit, depuis un toit, les édifices roubaisiens qui ont marqué son existence, la silhouette du créateur se confond avec celle de son personnage...
- La déploration. Dans une première partie, la voix en off de Daoud, depuis la voiture de police dans laquelle il sillonne la ville - un peu à la manière des anges protecteurs survolant Berlin dans « Les Ailes du Désir » (1987), de Wim Wenders -, souligne la misère humaine et la délinquance qui prospère incontournablement sur ce terreau. Le contraste entre l’état de déréliction dans lequel sont tombés de nombreux quartiers et cette nuit de Noël, officiellement festive, est douloureusement, scandaleusement criant, accentué encore par une autre voix off, celle du nouvel inspecteur, appliqué mais maladroit et secrètement mystique, auquel Antoine Reinartz prête son enveloppe charnelle.
- Un « chant de deuil ». Cet état des lieux hautement affligeant est orchestré, à chaque parcours nocturne, par la musique symphonique de Grégoire Hetzel, dramatique en diable, balancée sur ces images désolées comme de grands coups d’encensoir. Une gêne naît, devant cette surenchère dolente...
Confirmant ce malaise, la structure scénaristique affiche une coupure qui apparaît comme aussi grossière que maladroite, car reposant sur une scission injustifiée : une longue exposition livre un échantillonnage de cas, parfois non dépourvu d’humour, mais soulignant lourdement le flair inspiré du Commissaire Daoud, qui visiblement ne se trompe jamais et sait toujours, du premier coup d’œil, s’il se trouve face à un coupable ou un innocent, un simulateur ou une authentique victime. Les dossiers s’entassent ainsi sous notre œil encore bienveillant... Survient enfin une affaire sordide, qui monopolise la seconde partie du film. Le scénario s’enfonce avec une complaisance appuyée dans une reconstitution minutieuse, au cœur du commissariat puis sur place, du crime qui s’est produit... Sans compter la lourdeur des exhortations proférées de manière répétée par les enquêteurs et assimilant sommairement l'aveu de la vérité à un accouchement : « Allez ! Faut qu’ça sorte maintenant ! ». Est-ce dans cette maïeutique que luit le lumignon du titre ? Ou dans la clairvoyance de l’enquêteur en chef ?...
Les deux supposées coupables sont pourtant magistrales, Léa Seydoux en meneuse retorse, le regard par en-dessous, tentant d’actionner l’autre dans le sens de ses intérêts ; et l’adorable Sara Forestier, pour la circonstance enlaidie au-delà de l’imaginable, le maintien affaissé et la bouche pendante, l’œil hébété en mode poisson...
Mais, le plus étant bien souvent l’ennemi du bien, cette surcharge, au lieu d’obtenir l’adhésion fascinée du spectateur, peut au contraire provoquer son retrait, l’amenant à s’interroger quant à la position du réalisateur-scénariste et de sa co-scénariste Léa Mysius. La dénonciation s’effondre, la déploration cesse d’émouvoir, si celui qui reçoit l’œuvre ou le discours se met à avoir le sentiment que tant de malheur arrange bien celui qui prétend s’en affliger, que la catastrophe sert son discours, qu’il s’en repaît, et que l’absence d’espoir devient un motif de réjouissance secrète, voire inconsciente... Illustration supplémentaire, et sans doute bien involontaire, de l’immense difficulté attachée à la question de l’équilibre à trouver... Un équilibre qui suppose déjà une prise de conscience bien plus subtile et rayonnante, de la part des créateurs, quant aux enjeux de ce qu’ils montrent et quant à la façon dont ils le montrent...