Mon fils n’a parfois d’yeux que pour les trains. Regarder passer un train en le surplombant d’un pont. L’entendre sans le percevoir en promenade non loin d’un chemin de fer. Fouler un quai de gare et attendre son passage. Possibilités qu’il accompagne d’un plaisir non feint, entre béatement et excitation, sérieux et jovialité. Un rituel qui me touche beaucoup (et que j’agrémente, finalement) puisque j’ai toujours plus ou moins été fasciné par ce transport, le filmant parfois, le photographiant souvent.
C’est ainsi que je me suis permis de lui montrer (à mon fiston, 2 ans depuis trois semaines) son premier film de cinéma (hors quelques courts de Charlot) en espérant qu’il serait sensible aux trains de Benning autant qu’à ceux qui font son quotidien. En espérant, en somme, qu’il accepte la barrière de l’écran mais aussi la poésie de la répétition et de l’attente.
RR, que l’on pourrait traduire (si l’on ôtait l’acronyme) par Railroad, est une succession de plans fixes plus ou moins conséquents où passent des trains. 43 trains. 43 plans. C’est le train qui détermine la durée de ce plan et donc la durée qui nous est offert pour observer cet espace donné. La longueur des plans varie en fonction de la grandeur du train, de sa vitesse, de sa position dans l’espace, dans le cadre. Le plus souvent, ils apparaissent, passent, puis disparaissent. Au fond, dans le champ ou derrière, hors champ. L’un s’arrête un moment et repart. D’autres s’arrêtent aussi mais restent immobiles. Chaque train a sa singularité. Chaque voie ferrée aussi. Et la caméra en se plaçant ici ou là ajoute aussi à la singularité de ce train ou de cette voie ferrée.
L’idée est de filmer la multitude de possibilités. De varier chaque composante en fonction de l’événement qui le nourrit : le passage du train. Soumettre au cinéma du XXIe siècle ce que les Lumières offraient à la naissance de l’art en réalisant les quatre minutes de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Créer l’infinité cinématographique. Une question de hauteur de wagon, de couleurs, de bruit, de vitesse. Et de décor : un silo, une usine, un patelin, une plage, une montagne. Il y a un paysage avant le passage du train et un autre paysage après. Pas tout à fait le même. Enfin, notre regard ne voit pas tout à fait le même. C’est une transformation abstraite.
Mais plus qu’un film hommage, c’est un voyage à travers l’Amérique. Mouvement, durée et profondeur du plan comme de l’Histoire. Le train transporte avec lui du temps. Les trains serpentent les déserts, brisent les parois rocheuses, traversent les cours d’eau, sectionnent les forêts, alimentent les villes. Train de containers à Angiola, Californie. Un autre de marchandise dans le Kentucky. Un train très lointain dans une prairie de l’Utah, d’où l’on entend le bruit des coyotes. Un train de marchandise en plein brouillard à Manor, Pennsylvanie. Un passage à niveau à Winona, Minnesota. Le seul train contenant des passagers le long de Graviota beach, Californie. Deux ponts. Deux paysages enneigés. On ne va pas tout citer. Pourtant il faudrait parler de quelques détails troublants tel ce klaxon ici, une voix radiophonique là. Ou encore le tunnel Tehachapi où deux chemins de fer se croisent, un étrange marécage rouge, une chanson de NWA, le bruit des éoliennes, recouvrant celui du train après sa halte.
Je connaissais déjà ce film de James Benning et j’avais par le passé été très gêné par sa construction mais aussi parce que le plan lui-même, avant la focalisation sur son contenant, pouvait représenter. Le passage. Naître puis mourir. Il y avait quelque chose dans ce cérémonial qui me terrifiait. Qui me terrifiait d’autant plus que le plan m’offrait le passage de trains. Trains imposants, scellés, sans fenêtres, sans ornement. Comment ne pas penser à ces allers directs vers les camps de concentration ?
Je l’ai perçu différemment cette fois. Davantage en tant que parcours au travers d’un continent, racontant son histoire, sa topologie, ses ressources, ses richesses, sa beauté, sa cruauté. 43 plans de trains qui racontent à la fois La conquête de l’ouest et l’ère numérique. L’avènement du train et sa chute. Son sillon rapide quasi abstrait à travers un lac salé infini et son épuisement progressif dans un cimetière de pneus devenu champ d’éoliennes.
J’ai beaucoup observé les réactions de mon petit garçon. Et je me suis mis à penser à plusieurs reprises que Benning avait dû faire ce film pour rester un petit garçon. Pour se souvenir de lui en tant que petit garçon. Là où la pensée n’est pas encore trahie par l’obligation. Ce n’est pas dans la succession que j’ai décelé parfois un ennui chez lui. S’il y avait vu quatre fois plus de trains, sa réaction aurait été similaire. Non, son ennui est un refus de l’hypnose, je crois. Ce qu’il voulait voir avant tout ce sont des passages de trains – peut-être est-il habitué à les voir vite apparaître et disparaître aussi, en vrai. Dès que le train (de marchandises, fréquemment) s’installe à l’infini (certains plans peuvent durer jusqu’à cinq minutes) il ressent le besoin de se focaliser sur quelque chose qui va à nouveau le surprendre. Il lui arrivait donc de décrocher de ce train à la longueur interminable et observait les alentours, une voiture au passage à niveau ici, des fleurs ou des maisons là. Il guette plus qu’il ne s’abandonne. Ainsi parfois, le plus drôle je pense, il se levait et faisait autre chose tout en gardant un œil sur l’écran afin de ne pas rater la disparition du train (aisé quand il provient d’une profondeur visible, plus délicat quand il vient de notre dos). Et chaque fois, véridique, il revenait pour cette disparition. Aussi pour ne pas manquer l’apparition du prochain.