Saving Our Boobs
Blake Edwards, réalisateur de renom ayant signé toute une armée de films divers et incontournables comme Breakfast at Tiffany's en 1961, The Pink Panther en 1963, Darling Lili en 1970 et Victor...
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le 11 août 2017
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Aouuuuuuuuuh !
Quel est ce cri ?
C’est un chien. Ce n’est qu’un chien. Un chien qui pleure le grand départ de son maître. Seul, abandonné sur une plage. Une attaque cardiaque a eu raison de lui. Et le monde l’ignore.
Cet homme était un grand acteur. Tout le monde a entendu parler de lui, l’a admiré sur grand écran, s’est enthousiasmé pour les personnages qu’il incarnait. Vivant, il était acclamé. Mort, il est ignoré. C’est tout le drame d’Hollywood : seule la gloire y fait vivre. La fin de la gloire, c’est la mort.
Cette mort, Felix Farmer en sait quelque chose. L’échec retentissant de son dernier film le lui a appris à ses dépens. Zombie égaré dans un monde qui le rejette, Farmer promène son regard catatonique partout dans sa grande demeure, dont le luxe lui est désormais étranger. Marié à la pourtant magnifique Sally Miles (lumineuse Julie Andrews), c’est un homme désespéré. La mort artistique lui a tout pris, la seule porte qui lui reste est celle de la sortie. La mort physique est son seul espoir…
Aouuuuuuuuuh !
Quel est ce cri ?
C’est un chien. Un chient impuissant à attirer l’attention. Chez Farmer, la mort rôde à tous les coins de porte, et pourtant, il ne songe même pas à regarder ce cadavre étalé sur la plage, sous ses fenêtres. Lui en est un, de cadavre, mais un cadavre vivant. Oh, comme il envierait celui qui dort paisiblement sous ses fenêtres, s’il le voyait ! Mais ce que voit le dépressif Felix Farmer, c’est autre chose. De son regard vide, il voit. Il voit le monde. Vide. Plein de sexe, d’argent, d’ambition. Vide.
Et c’est l’illumination ! Le public a grandi. Désormais, il n’accepte plus docilement ce qu’on lui présente sur un plateau. Maintenant, il sélectionne. Dans ce monde en mutation, c’est lui qui choisit. Le public fait la loi, et les artistes doivent s’y soumettre. La création n’engendre plus le succès. Le succès engendre la création. Et pour les créateurs, c’est « marche ou crève »…
Si Farmer veut vivre, il ne doit plus reculer devant la compromission. L’innocence de ses comédies musicales fait rire ? Qu’à cela ne tienne ! Remplissons-les de sexe, si c’est ce que le public veut ! Que Julie Andrews montre ses seins, puisque c’est ce que le public réclame ! Pour survivre dans ce nouvel Hollywood, il faut transformer la sainte vierge Sally Miles en prostituée sacrée. Désacraliser l’icône, iconiser l’impie. Vendre son âme au diable…
Faust des temps modernes, Felix Farmer n’hésite pas un instant. La scène de son pacte avec le diable est impressionnante : un plateau de cinéma rempli de jouets démesurés en est le cadre. Victime sous le couperet du bourreau, pantin au milieu des poupées géantes, Farmer s’impose. Sa voix sort d’outre-tombe, sa frénésie créatrice est toute lubrique, ses interlocuteurs tout de noir vêtus. Pour séduire le diable, il faut l’impressionner. Et Farmer s’est lancé à corps perdu. C’est réussi. Ce diable de producteur accepte l’idée folle, le réalisateur repart pour un tour. Infâme parodie de l’innocence perdue, ignoble prostitution de l’écran, le joli cygne va se transformer en vilain petit canard. Mais un petit canard qui vaut des millions…
Aouuuuuuuuuh !
Quel est ce cri ?
C’est la collision de deux mondes. L’ancien et le nouveau se rencontrent. Mais il n’y a plus de place que pour l’un des deux. Blake Edwards est de l’ancien monde. Il cherche sa place dans le nouveau. Felix Farmer n’est que sa grotesque parodie, fruit d’une autodérision salvatrice. Julie Andrews est Sally Miles. Elle ne la joue pas seulement, elle l’est. Une actrice devenue l’icône de films musicaux pour enfants, qui serait-ce sinon elle-même ? Las… Le temps de la prostitution est venu : pour survivre, il faut se déshabiller face à la caméra. Le rêve enfantin devient cauchemar freudien sous la caméra dérangée de Felix Farmer. Et sous celle, aiguisée à souhait, de Blake Edwards, qui contemple sa propre transformation, heureusement fantasmée, son basculement dans le mauvais goût, lui, l’icône même de l’élégance.
Tout cela est très grinçant. Le cynisme dont fait preuve Blake Edwards est loin du gentil burlesque de La Panthère rose. On rit beaucoup, mais le réalisateur n’est plus seulement là pour nous faire rire. Il peint. Il fait le portrait d’une industrie cinématographique en décomposition. Les personnages sont attachants, fruit d’un casting incroyablement réussi : Julie Andrews est solaire, Robert Preston est hilarant, William Holden est touchant, Robert Webber complète admirablement le trio masculin, Richard Mulligan effrayant de mégalomanie débridée… Tous ces gens cherchent leur place, et, d’hilarants, ils en deviennent pathétiques.
S.O.B. n’est pas qu’une comédie. C’est une tragédie qui se pare des atours de la comédie pour mieux dénoncer. Satire acide, tragédie funeste, le film de Blake Edwards nous dépeint un monde sans foi. Ni en Dieu, ni en lui-même. Il nous montre les seins de Julie Andrews, il place William Holden dans la scène la plus scabreuse de sa carrière, il ne recule plus devant rien. C’est drôle, très drôle, même. C'est bourré de répliques hilarantes, toutes plus cultes les unes que les autres. Mais c’est tragique. Car, au-delà de la satire, comment ne pas pleurer devant la décadence de ce nouveau cinéma qui, pour exister, renie jusqu’à ses racines, renie cet ancien cinéma à qui il doit tout ?
Aouuuuuuuuuh !
Quel est ce cri ?
C’est le cri d’agonie d’un monde.
Ce cadavre qui gît sur la plage, est-ce celui de Felix Farmer ? Ce réalisateur aura vécu dans l’illusion jusqu’au bout. Vivant pour l’illusion cinématographique, il aura tout mis en scène, jusqu’à sa propre mort. Illusion ultime d’un cabotin magnifique, d’un géant rapetissé, son pistolet à eau devient sous les yeux des policiers horrifiés une arme dangereuse. Tué pour un simple jouet d’enfant, tué à cause de l’innocence perdue, Felix Farmer ira dans l’illusion jusqu’au bout. Ses amis décident qu’il n’a pas dit son dernier mot : faisant revivre son cadavre une dernière fois sous l’œil de naïfs policiers, ils l’emmènent jusqu’à la mort digne qu’il mérite : celle d’un viking. Mais d’un viking de cinéma… Et le cercueil que tous vénéreront à son enterrement sera à l’image de ce monde hypocrite qui pleure le génie qu’il a lui-même rejeté : vide…
Ce cadavre qui gît sur la plage, est-ce celui de William Holden qui, après ce dernier film – prémonitoire ! – de sa carrière, sera retrouvé, mort d’ivresse, quelques semaines plus tard, à moitié dévoré par son chien ? Quand la terrible illusion rejoint la sinistre réalité…
Ce cadavre qui gît sur la plage, n’est-ce pas plutôt celui du cinéma, du vrai, qui s’est laissé dévoré l’âme par les chiens qui se sont déchirés son corps purulent ?
Blake Edwards est un représentant de l’ancien cinéma, auquel il aura rendu un vibrant hommage jusqu’au bout. Et ce film est le testament qu’il laisse à la postérité. Un testament en forme d’avertissement :
N’oubliez pas. N’oubliez pas, où vous ferez n’importe quoi. N’oubliez pas, où vous serez perdus, sans espoir de retour.
C’est là que la tragédie sort du film pour s’immiscer dans le réel.
Car aujourd’hui, c’est bel et bien le cas : nous avons oublié.
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Créée
le 8 févr. 2020
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8 j'aime
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