Carol White, femme au foyer, vit une vie paisible dans sa grande maison luxueuse, auprès de son riche mari, du fils de celui-ci et de ses employés de maison. Ses journées sont bien chargées entre les cours d'aérobic, les déjeuners avec ses amies, la décoration de sa grande maison. Tout est bien rangé, tout est bien propre. La preuve, Carol ne transpire pas, ses collègues du cours de fitness l'envient pour ça.
Mais, dès les premières minutes de Safe, Todd Haynes distille des indices, presque des signes cliniques, qui révèlent le raz-de-marée qui gronde et menace la surface lisse de la vie de Carol. Il s'agit tout d'abord une toux presque insignifiante mais qui inquiète. Puis, Haynes insiste sur l'absence de plaisir sexuel chez son héroïne. Une grande difficulté à définir sa personnalité également, à se positionner comme sujet : il faut voir comme elle se dérobe lorsqu'on lui demande son avis. Est-ce vraiment un hasard que son nom de famille soit White?
D'autres symptômes vont suivre. Haynes organise ainsi dans la première partie de son film un véritable relevé de symptômes, un tableau clinique précis et cruel du mal étrange qui ronge Carol, cette hypersensibilité chimique, "maladie du 20ème siècle" qui masque assez mal une dépression profonde et des troubles anxieux. Néanmoins, la mise en scène ne reste pas à distance de son héroïne et refuse la froideur diagnostique : l'angoisse vient la contaminer peu à peu elle-aussi, ce que révèlent des plans dont la complexité n'apparaît pas au premier regard, soutenue par un sound design aux accents lynchiens du meilleur effet. Le sujet de Todd Haynes n'est clairement pas l'illustration d'un cas psychiatrique pourtant passionnant mais plutôt la partage de manifestations anxieuses qui envahissent peu à peu une psyché. Ce qu'il met en scène ici, ce n'est pas seulement une névrose d'angoisse phobique, mais l'effacement d'une personne qui devient peu à peu allergique à son environnement et à elle-même.
Le film tourne définitivement le dos à son versant clinique au fur et à mesure que ses symptômes deviennent de plus en plus nombreux et violents. Carol rejoint alors une communauté new-age censée lui apporter repos et guérison. Et pourtant, plus elle s'extrémise, plus elle se retranche du monde, plus le symptôme s'installe et devient invalidant. La communauté lui propose alors un bunker ("perfectly safe") : elle y sera à l’abri des émanations chimiques, des gaz d'échappement mais aussi du monde car si le bunker est sûr, il l'est tant que personne ne met le pied dedans.
La force du film tient alors à son ambiguïté : Safe n'est certes pas un film à charge contre les éventuelles dérives sectaires de thérapie new-age aux concepts flous, maisTodd Haynes illustre néanmoins la vacuité du discours sur lequel repose la thérapie qui fonde la communauté dans laquelle se réfugie et, surtout, son inefficacité. L'état de Carol ne cesse même d'empirer au fur et à mesure que son isolement grandit. Et pourtant la séquence finale semble contredire ce que le film a mis en place auparavant. A l'occasion d'un repas organisé par la communauté où l'on fête son anniversaire, Carol réussit à prendre la parole et à construire un discours. Elle y décrit le mépris qu'elle avait pour elle-même et sa vie avant d'arriver dans cette communauté. A la suite de ce repas, la dernière scène nous laisse en face de Carol dans son bunker mais sur la voie de la reconquête d'elle-même. Devant un miroir, elle se répète :"I love you. I really love you". La frontalité de ce plan, pas si serein par ailleurs, place le spectateur dans la position du miroir : Carol s'adresse-t-elle à elle même? Aux spectateurs et donc au monde dans son ensemble? Demande-t-elle aux spectateurs de valider l'amour qu'elle peut désormais se porter?
L’ambiguïté de cette séquence finale, typique du cinéma américain, amène précisément Safe sur les hauteurs de grands films contemporains aux propos idéologiques parfois complexes (citons, par exemple, mais dans des genres très différents, Delivrance ou A History of Violence).
Enfin, comment ne pas finir avec quelques mots concernant Julianne Moore. Comme très souvent, elle est ici excellente, capable de transmettre une détresse profonde sans dire un mot, dans des situations de la banalité du quotidien. En un mot : Julianne est grande.
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