On ne sait pas vraiment par quel bout prendre le nouveau long-métrage de Bertrand Bonello. Entourée d'une petite aura de scandale, sa production simultanée à celle de l'autre biopic sur YSL, le fade, le commercial, l'officiel, puis sa sortie en salles retardée et sa sélection à Cannes où il fait forte impression mais repart bredouille. Depuis, certains crient au génie, d'autres à l'ennui, mais tout le monde s'accorde plus ou moins sur les qualités d'esthète de Bonello et sur l'impressionnant engin de Gaspard Ulliel.

Contrairement à son prédécesseur, avec lequel la comparaison est plus qu'inévitable, le film de Bonello opte pour un traitement a-chronologique, éclaté, qui suit des logiques de narration internes et propres et dévoile peu à peu les secrets d'une construction un peu piège. La première partie est une boucle qui part de 1974, où l'on découvre brièvement un YSL épuisé se rendre en catimini à Paris pour y donner une interview choc par téléphone. Un long flash back chronologique nous ramène de 1967 jusqu'à 74 et nous laisse découvrir l'apogée créative de la carrière du créateur selon le cinéaste. La boucle se referme en dévoilant un tour caché et une chute un peu inattendue, et le film se poursuit jusqu'en 1976, année de la fameuse collection sur laquelle se termine aussi le précédent film consacré à YSL.

Mais cette deuxième partie commence en réalité plus tôt, elle chevauche la première d'un point de vue thématique. Apogée certes, mais aussi rencontre mémorable avec Jacques de Bascher, pour une relation passionnée et empoisonnée que le cinéaste montre avec panache et sensualité tourmentée. C'est là une force de cette oeuvre face à sa rivale : son explicité, son caractère cru, violemment érotique et pas hypocrite. YSL est un camé, un paumé, un homo tourmenté. Bonello filme avec insistance les rituels de la vie gay et mondaine de l'époque pré-SIDA, les lieux de drague sauvage, les dérives liées à la drogue, la violence de l'inconnu et de l'oubli. Peintre du mouvement, artiste des fulgurances, il délivre des images qui restent gravées sur notre rétine. Une rencontre en boîte de nuit, une orgie sur fond d'électro expérimentale, un dialogue sur le fist fucking prodigué en écoutant Jacques Brel. Dans le monde haut perché de la très haute bourgeoisie et l'aristocratie décadente, on baise hard parce qu'on s'ennuie, on prend de l'acide pour tromper la mort et le temps qui passe et nous rattrape.

Puis vient une troisième partie, méditative, plus lente et difficile d'accès, mais quelque part plus convenue. "Amarcord", je me souviens. Helmut Berger, YSL sur le déclin, déambule dans ses luxueux appartements. Il a perdu la grâce, il a perdu l'amour. La réalisation elle-même se fatigue, optant pour des zooms criants qui ouvrent des remémorations jetées pèle-mêle. Enfance, cinéphilie, Berger regardant Berger jeune dans les Damnés, et toujours la collection de 1976, qui vient encore clore le film. Chaque bloc narratif a des frontières poreuses qui se chevauchent, comme si Bonello avait voulu faire au montage final de son film ce que Mondrian aurait fait d'une frise chronologique.

Mondrian, partout. La fameuse robe, on ne la voit pas, on en parle. Tout comme Karl Lagerfeld d'ailleurs, dans l'ombre de Bascher. C'est que le film n'est pas en odeur de sainteté auprès de Bergé, qui ferme les portes. On devine donc, et la vision du premier film explique les zones d'ombres qui confèrent à ce film-ci un caractère hallucinatoire où fantomatique. Quelles robes voit-on ? Qu'est-ce qui est vrai, ne l'est pas ? Ce bouledogue français mort, pourquoi se multiplie-t-il comme par enchantement ? Mondrian encore, que Bonello rappelle par un split screen final époustouflant. Et la musique, liant émotionnel de l'ensemble, contrepoint ironique au cynisme revendiqué de l'artiste maudit. Le cinéaste fait ici le choix de la rigueur : pas de Chromatics sortis de nulle part, mais du rock psychédélique, du kraut rock et de la musique éléctronique, et évidemment, beaucoup de musique savante. YSL se met à nu sur le Liebestod de Tristan et Yseult, c'est presque Tristan et YSL. Mort, renaissance, c'est peut-être là une des coutures narratives du film. Plus tôt, il rencontre sa muse Betty sur fond de Creedence Clairwater Revival reprenant Screamin' Jay Hawkins. Le résultat est hypnotique, une vraie transe, les cheveux dansent et volent comme des étoffes. L'étrange musique électronique, hypnotique, qu'écoute de Bascher lors de ses orgies sur sling, où l'effroyable version new wave de l'Air du froid immortalisé par Klaus Nomi. Et puis il y a l'inévitable Maria Callas, dont les lamentations polluaient le premier film en nous forçant plus ou moins dans une émotion que les image peinaient à créer. Ici, elle ajoute à l'émotion que le montage seul parvient à susciter, etc'est magnifique.

Plus qu'un énième biopic jouant sur la temporalité, ce que vise Bonello c'est de saisir une émotion, une sensation. Sa construction est un trompe l’œil, la première partie scolaire bascule dans l'érotisme sombre puis dans le trip quasi hallucinatoire et la réflexion méditative.

On pourra renâcler sur le talent de conteur du cinéaste, mais son don pour les fulgurances esthétiques est absolument indéniable. Et puis comment ne pouvais-je aimer un film qui brasse des éléments aussi variés et inattendus que Brady Corbet (Melancholia, coucou !), la musique de Wagner (Melancholia, coucou !), ou encore - je sais, c’est trivial - l'énorme sexe de Gaspard Ulliel surgissant nu d'un dressing comme un diable hors de sa boîte. Bonello, en bon pornographe, a de l'audace à revendre pour érotiser ses acteurs masculins "virils" et en faire des objets de désir troublés et troublants. Son film est peut-être un peu vide, ou autarcique (même s'il en est conscient, en témoigne le split screen mettant en parallèle le Viet Nam et les collections de 1968 à 1971), mais il est d'une élégance rare. Pour un film dont le sujet est l'homme qui a amené la mode dans l'art contemporain, et réciproquement, c'est la moindre des choses.

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le 26 sept. 2014

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Krokodebil

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