Yves Saint Laurent n’est pas mort, il nous sourit encore avec son regard libre, cigarette à la main, assit dans son atelier entrain de confectionner des œuvres d’art. L’homme qui habillait les femmes comme personne est l’icône cinématographique française de cette année 2014. Après une première tentative plus que médiocre orchestrée par le réalisateur Jalil Lespert, c’est le metteur en scène du sublime L’Apollonide qui s’essaye au biopic relatant la vie du célèbre couturier. Sans que cela soit étonnant, Bertrand Bonello y amène sa grâce, son talent stylistique indéniable faisant de son œuvre un écrin visuel somptueux, domptant avec fougue et majesté son sujet, malgré quelques fausses notes notamment sur sa vision clichetoneuse de l’homosexualité. Ce n’est pas la vie de Saint Laurent qui intéresse Bonello, mais c’est les tribulations addictives d’un homme, le portrait d’un artiste. Saint Laurent imbibe son atmosphère sixties et seventies d’une élégance visuelle de tous les instants, se promène parmi les années pour tracer le destin d’un homme complexe, avec comme fil rouge la vampirisation d’un créateur, le consumérisme d’un nom, le spleen d’un être.
Bertrand Bonello dénote par sa liberté de composer, avec un cynisme chaloupé cachant un hommage certain. Le long métrage ne ressemble pas une funeste biopic qui s’évertue à meubler le récit de la vie d’un homme ou d’une femme avec les passages obligés que sont ceux d’un biopic linéaire avec un début, un milieu et une fin. Certes, Saint Laurent est organisé, avec deux acteurs pour interpréter le couturier (l’excellent et céleste Gaspard Ulliel ; et le mortifère et non moins magnifique Helmut Berger), le montage est précis. C’est une mosaïque de couleur, de sentiments, qui marchent par fulgurances, au gré des rencontres qui vont le chambouler, comme cette première danse avec Betty Catroux ou ses sorties nocturnes désinhibantes et sexuées avec Jacques de Bascher. Saint Laurent est un patchwork narratif dense, non sans défauts notamment à cause d’une longueur surchargée, fait de vignettes courtes mais crépusculaires, de couleurs pétillantes, de fantasmes fantomatiques, de contingences psychologiques obscures et de sentiments troubles. Ici encore, nous ne sommes pas dans le biopic lénifiant et ronronnant habituel, le cinéaste y implante ses mystères et ses zones d’ombres, faisant de sa narration une peinture non linéaire, une galaxie de personnages qui viennent s’accoquiner avec l’étoile qu’était Yves Saint Laurent.
Ce dernier n’a jamais été dans le monde des vivants comme lui dit sa mère. Le Yves Saint Laurent de Bonello pourrait être le troisième larron du trio qu’il pourrait former avec Adam et Eve du petit dernier de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive. Un fantôme qui navigue entre création étouffante et défonce libératrice, montré tel un vampire dont les sédimentations symboliques font office de tour de force de la part de Bertrand Bonello. Il le rappellera à plusieurs reprises : il semble frêle, livide, mis à nu, il est un monstre et il doit vivre avec, assumer qu’il n’a plus de concurrence, devenant un astre iconique sans personne pour le comprendre ou presque. Saint Laurent, c’est aussi et surtout un film sur la solitude. Solitude d’un couturier tombant dans l’alcool et la drogue par la force des choses, son talent qui devient une marque, un nom qui devient la propriété de de grands groupes, de financiers. Intransigeant dans le travail, aventureux dans sa vie, Yves Saint Laurent est un oiseau sans cages.
L’exigence de Bonello pour sa mise en scène devient le talon d’Achille d’un film, trop obnubilé par ses effets de style et son maniérisme. Malgré ses allures de polaroids, Saint Laurent parait froid, un corps magnifiquement sculpté dont le cœur ne bat pas nuisant à la puissance de l’introspection de son protagoniste, tellement omniprésent, tellement encombrant, où Bertrand Bonello en oublie de renforcer les traits de ses quelques personnages secondaires parfois inconsistants et vains à l’image de celui de Loulou la Falaise (inodore Léa Seydoux). Mais est ce peut être ça le consentement d’un film sur l’absence de réelles relations d’un homme seul à jamais. Le montage assez fulgurant de maitrise, ne permet malheureusement pas au film d’instaurer un rythme vigoureux, où cette accumulation d’instantanées équivoques sur une époque, une industrie en construction ou plus évasives sur une tentative de s’absoudre de la condition d’un homme évanouit de quelques trous d’airs vides où s’installe un manque de frénésie vampirisant.