Souvenirs de l'atelier clos
À y regarder de plus près, le Saint Laurent du niçois Bertrand Bonello pourrait être le second volet d’un diptyque commencé avec L’Apollonide : Souvenirs de la maison close. En effet, il y est identiquement question de la fin d’une époque, d’univers hermétiques et terriblement codifiés, de luxe et de débauche, de corps vêtus ou dévêtus. Couturier qui se considère comme peintre raté, Yves Saint Laurent vit dans différents vases clos : atelier, appartement et boites de nuit. Autant d’écrins protecteurs et rassurants où l’artiste malade et dépressif se réfugie, cornaqué et épaulé par Pierre Bergé, séduit, manipulé et dévergondé par le sulfureux Jacques de Bascher, adulé et cajolé de toutes les femmes (petites mains besogneuses, amies et conseillères, mannequins et assistantes). Comme les hommes qui n’étaient que des clients de la maison close, les femmes sont ici au mieux des faire-valoir, au pire des accessoires – dont le ‘gentil’ couturier peut sans ciller se séparer pour peu qu’un comportement l’ait choqué.
Car nous sommes d’abord dans un monde d’hommes. D’affaires puisque la mode au tournant des années 70 devient un business lucratif que le visionnaire Pierre Bergé sait entrevoir mieux que personne – ce que prouve cette formidable scène de négociations entre américains et français, traduites en direct, provoquant le vertige renforcé par l’incompréhension à peu près totale de la teneur des propos échangés. Mais aussi, et surtout, d’hommes aimant d’autres hommes. Dans cette décennie 70 qui précède l’émergence et la propagation du sida, tout est permis, et plus encore quand on est beau, riche et célèbre. La drogue, l’alcool et les beaux garçons pas farouches deviennent donc peu à peu le quotidien d’un homme timide et fragile, pensant s’émanciper de la tutelle, certes protectrice, mais aussi vampirique, de son amant mentor. Dès lors que Jacques de Bascher – Baron de Charlus sous acide, adepte des pratiques hard – apparait dans l’environnement pourtant sous haute surveillance de Saint Laurent, y compris dans ses escapades nocturnes au Sept, puis au Palace, le ver est dans le fruit, accélérant plus que l’inaugurant la descente aux enfers d’un homme absolutiste et perfectionniste que l’inspiration fuit, à qui le dégoût de sa propre personne confinant à la détestation destructrice, retire l’envie de continuer son métier.
Personnage tourmenté et complexe, Yves Saint Laurent présente de nombreuses zones d’ombre et certains aspects de sa personnalité : égoïsme, nombrilisme, séduction opportuniste altèrent forcément le panégyrique habituel. On comprend que c’est cette dimension d’ambivalence débouchant sur la maladie soignée à grands coups de pilules et d’étranges remèdes et sur les excès en tous genres comme autant d’échappatoires et d’illusions qui captive le réalisateur de Quelque chose d’organique. En somme, il va totalement à l’encontre de l’idée habituelle de ‘biopic’ en faisant entrer le couturier dans son univers, vecteur idéal des obsessions récurrentes du cinéaste. Dans cette démarche empathique qui lui permet de s’approcher au plus près du mystère Saint Laurent, le réalisateur déploie un éventaire de trouvailles époustouflantes : écran Mondrian – qui apparait comme la quintessence évidente de la représentation du couturier – images d’actualité, extraits de films, utilisation de l’art et, broderie finale sur la robe, l’apparition spectrale et viscontienne de Helmut Berger. Retranché dans son appartement musée, entouré de son majordome et de la quatrième version de son chien Moujik – cette capacité à dupliquer le même compagnon portant en elle son lot de névroses – l’artiste n’est plus qu’une ombre, un fantôme, parfaitement conscient qu’il est le dernier représentant d’une certaine idée de l’élégance, du style et de la femme. L’ultime défilé, opératique et mortifère, renversant d’une beauté bouleversante qui émeut aux larmes, semble paradoxalement donner tort à Saint Laurent qui jugeait tout cela dérisoire. C’était oublier le beau comme rempart de la laideur, de la médiocrité et de la petitesse.
Œuvre éminemment proustienne dans ce qu’elle véhicule de nostalgie d’un certain monde, dans ce qu’elle évoque du passage du temps, Saint Laurent est somptueux de bout en bout, n’édulcorant en rien les facettes obscures d’un créateur de génie que le désir quittait peu à peu. De dessiner, inventer de nouvelles formes et de vivre. Un chef d’œuvre absolu.