** (à propos d'une bible de luxe vendue chez une famille pauvre)
C'est dans une rue enneigée du Massachusetts qu'on rencontre pour la première fois Paul, Charles, James et Raymond — aussi connus sous les pseudonymes fort significatifs le Blaireau, l'Ours, le Lapin et le Taureau. Après s'être fait passer un savon par le patron de leur société de vente en porte-à-porte au milieu de dizaines d'autres VRP, entre deux soirées dans des motels miteux, on suit les élucubrations tout sauf joyeuses de ces quatre représentants en bibles de luxe comme autant d'aventures tragi-comiques. Pendant deux mois, les frères Albert et David Maysles les ont suivis de Webster (Massachusetts) à Opa-Locka (Floride), avec au menu quelques réussites mais surtout une kyrielle de déconvenues.
Ces vendeurs ont choisi un cœur de cible un peu particulier pour refourguer leurs bibles collectors à 49,95 dollars l'exemplaire : les familles catholiques pauvres, qui galèrent à économiser le moindre dollar une fois leurs factures mensuelles payées, avec une petite préférence pour les mères seules chez elles durant la journée. Trop difficile d'accéder aux quartiers riches et de leur vendre quoi que ce soit, dira l'un d'entre eux. Leur objectif commun réside donc dans la vente de bibles très onéreuses (mais des "all-time best sellers in the United States" bien sûr !) à des personnes à faibles revenus, l'occasion pour les frères Maysles de brosser le portrait assez singulier des États-Unis de la fin des années 60.
On pourrait penser, sur le papier, à une description à charge des manœuvres commerciales franchement peu reluisantes de la part des quatre larrons, mais il n'en sera absolument rien. Bien sûr, les moments odieux en termes de baratinage sont légion : parmi les éléments de langage les plus drôles malgré eux, on peut penser aux "Do you think it would help the children?" jouant dans l'emphatie, les "Which is your favourite picture / color?" pour aider le client à se projeter, ou encore les "Does your husband have a birthday coming up?" histoire de joindre l'utile à l'agréable. Invariablement, fruit d'un montage décalé, les réponses et les réactions sont désopilantes : que ce soit l'absence totale de scrupules à vendre un objet inutile à une famille endettée jusqu'au cou, ou encore la perplexité teintée d'ennui qui se lit immédiatement sur le visage des pauvres habitants, c'est globalement un fiasco. Tous les moyens sont bons pour vendre leurs bibles (lien amical, culture commune, souvenirs euphorisants, flatterie, émotion facile, et bien sûr remise commerciale avec échéancier de paiement), parfois même en revendiquant une certaine autorité religieuse (dans des moments de grande culpabilisation qui ressemblent à d'énormes mensonges), mais c'est clairement l'échec qui domine.
Au-delà de la spiritualité évidemment réduite à sa portion matérialiste et commerciale, le sujet de Salesman porte davantage sur ces quatre pauvres hères, contraints de vendre un maximum de produits sous la pression d'un patron qui n'hésite pas à se faire franchement menaçant. C'est leur vulnérabilité totale, bien plus que leur opportunisme marchand, qui est mise en exergue ici, occasionnant un sacré exploit : étendre la compassion du spectateur, naturellement établie pour les pauvres familles américaines, à ces quatre vendeurs perdus au creux d'une industrie en perdition et peu avare en promesses irréalisables.
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