Sans Filtre ou la dialectique balzacienne de la gerbe

Cette fois-ci j’attaque l’exercice difficile de la critique positive – je n’oserai dire intelligente. Alors c’est la tête remplie de bonne volonté, de good vibes et d’Alprazolam 0.50mg que je me penche sur le cas de Sans Filtre, palme d’or à Cannes de Ruben Östlund. En réalité, Sans Filtre c’est un peu comme Titanic : on y retrouve l’insupportable blondinet (qui lui ne souffrira à la fin du film que d’un point de côté), les grands bourgeois opulents et le drame marin. Sauf qu’ici, il faut saupoudrer avec des servants dont le mode d’expression ne sera que l’affirmatif, d’un couple d’Anglais vendeurs de grenades démocratiques, et sans oublier une dualité entre un capitaine de bateau alcoolique, américain et communiste, contre un oligarque slave au look démodé, synthèse étrange entre Donald Trump et Niko Bellic. Mais contrairement à Cameron, le naufrage n’est pas une fin en soi, seulement une situation de plus dans son film choral.

Car c’est à partir de situations impossibles, toujours entre le comique et l’absurde, que se construisent les films de Ruben Östlund. Sans Filtre ne dérogera pas à la règle, à la nuance près qu’ici il ne sera pas question d’une seule situation canonique qui occuperait l’espace entier du film, mais bien de plusieurs, isolées, qu’Östlund fait s’entrechoquer dialectiquement dans un doux mélange de fruits de mer, d’abondance, et de vomi.

Le seul liant entre les trois parties sera ce couple d’influenceurs grotesques : Carl & Yaya. Les deux sont mannequins, ont un compte vérifié sur Instagram et doivent sûrement faire des placements de produit pour des crèmes anti-acnés à des fans de Dua Lipa, mais au-delà de ça ? Rien. Derrière l’écran, le néant.

Si les situations d’Östlund sont aussi efficaces narrativement, c’est parce que l’on n’en sort pas : il n’y a pas d’en-dehors, de hors-champs, ce sont des actes isolés d’une comédie tragique. D’ailleurs la mise en scène révèle cet enfermement du cadre, et rend inaccessible le monde. Les déplacements se font en taxi, sous la pluie, avec une vitre teintée, ou sur un yacht luxueux, en plein soleil, au milieu d’océans anonymes. De temps en temps, le réel s’immisce et titille nos boutiquiers aux cheveux lisses : les bips d’ascenseurs braillent, les portes se referment sur eux, la musique déraille, etc…

La figure de Carl est particulièrement intéressante, et mériterait qu’un chômeur cinéphile se penche dessus pour en faire un mémoire. Il est un homme-objet dévirilisé, un aryen éphèbe au corps sculpté comme un uniforme qui peine à se réaffirmer en tant qu’homme : il perd confiance en lui, gagne moins que sa femme – le comble – et n’a comme unique force de travail que ce corps, tantôt mannequin, tantôt gigolo.

On ne va pas s’attarder sur tous les personnages, car je n’ai pas que ça à foutre, mais ce que l’on peut tirer de la caractérisation chez Östlund, c’est bien quelque chose de l’ordre du « type ». Si chez Balzac, faire des « types » lui permettait de balayer de la manière la plus précise possible une immense galerie personnages différents, chacun composant à sa manière un fragment de sa Comédie Humaine ; Ici c’est un peu pareil, les personnages sont constamment ramenés à leur condition matérielle d’existence, ils ne sortent pas d’un cadre matérialiste ancré avec du béton armé, qui les empêche de n’être autre chose que leur classe.

Au restaurant l’on débat sur des questions féministes sans queue ni têtes, inintéressantes au possible, qui n’ont pour but que d’extérioriser une perte de virilité mal vécue. Dans un autre restaurant, sur l’eau cette fois-ci – et puisque l’on ne fait que manger chez Östlund, preuve de l’importance donnée à la matière, on dégueule de la propagande débile sortie des abysses d’une guerre froide terminée ou de la soupe de fruits de mer sur les nappes soyeuses du bateau luxueux, en espérant que le petit personnel viennent à notre rescousse. La deuxième partie vient, presque dialectiquement, renverser ce charme discret de la bourgeoisie, qui est mis en branle par un reflux de matière : les bourgeois baignent dans leur vomi et c’est bien fait pour eux.

Usant de tonalités différentes, mais toujours riches dans leurs mises en scène, ces deux premières situations sont excellentes, parfois engagées, parfois fines et souvent pas du tout. En tout cas, on se délecte des mésaventures que subissent ces personnages-types.

Mais malheureusement, et parce que je tiens quand même à mon titre de critique aigri, je pose un veto sur la dernière séquence. Ce grand détour insulaire, qui sert à la base à renverser les rôles, faire table rase du passé et transforme ceux qui ne sont rien en tout, n’a pas l’effet escompté. On bascule dans un tous pourri où les démunis deviennent les puissants, et qui finalement ne valent pas mieux que les ex-bourgeois. Ceux-là qui d’ailleurs passent un bon moment, rigolent au coin du feu et se gargarisent de vannes grasses, donnant à ce naufrage des allures de colonies de vacances – alors qu’ils en mériteraient une pénitentiaire, si vous voulez mon avis.

Il faut dire qu’Östlund semble avoir un véritable penchant misanthrope et cynique. Si normalement ce sont à mes yeux deux vertus tout à fait valable, qui permettent même à Sans Filtre un accent provocateur tout à fait maîtrisé, elles ont aussi pour inconvénient de toujours se mettre à distance de ces personnages, et de nous rappeler avec la finesse de Jean-Pierre Chalençon en motocross que tout le monde est misérable (surtout Jean-Pierre Chalençon, avec ou sans motocross, et qui aurait pu avoir un rôle sublime dans ce film). Quoi qu’il en coute, c’est une belle expérience de spectateur, de communion par le rire – et c’est à mon avis le plus beau des arguments.

Quant à toi, Ruben, pose ce Cioran et essaye de te mettre à Dua Lipa (non).

En espérant que cela vous déplaira.

Bizou

drieularoquette
8
Écrit par

Créée

le 11 oct. 2022

Critique lue 130 fois

2 j'aime

drieularoquette

Écrit par

Critique lue 130 fois

2

D'autres avis sur Sans filtre

Sans filtre
Rolex53
8

Idiot, mais riche

Je comprends maintenant, après avoir découvert ce film, pourquoi sans filtre a obtenu la Palme d'Or. C'est tout simplement le talent d'un réalisateur suédois, Ruben Östlund, qui réussit la...

le 17 oct. 2022

179 j'aime

4

Sans filtre
Cinephile-doux
8

Le capitalisme prend cher

La nature humaine, surtout vue à travers ses bassesses et sa médiocrité, est le sujet préféré de Ruben Ôstlund qui n'hésite pas à pousser le curseur à son maximum dans Sans filtre (traduction oiseuse...

le 29 mai 2022

69 j'aime

14

Sans filtre
pollly
9

Avis de tempête

La croisière s’amuse Puisqu’il s’agit ici d’évoquer un film qui ne fait pas de la dentelle, allons droit au but : Triangle of Sadness est un film qui vous explosera à la tronche. Ruben Östlund...

le 2 juin 2022

67 j'aime

Du même critique

Sans filtre
drieularoquette
8

Sans Filtre ou la dialectique balzacienne de la gerbe

Cette fois-ci j’attaque l’exercice difficile de la critique positive – je n’oserai dire intelligente. Alors c’est la tête remplie de bonne volonté, de good vibes et d’Alprazolam 0.50mg que...

le 11 oct. 2022

2 j'aime

Matrix Resurrections
drieularoquette
5

Il faut des suites médiocres pour les gens médiocres : généalogie d'un essoufflement

Je dois admettre que la trilogie initiale Matrix est une bonne saga, ce sont des blockbusters intéressants qui ont osé proposer quelque chose, même si ça n’est pas toujours réussi. En fait, Matrix...

le 9 janv. 2022

2 j'aime

2