Idiot, mais riche
Je comprends maintenant, après avoir découvert ce film, pourquoi sans filtre a obtenu la Palme d'Or. C'est tout simplement le talent d'un réalisateur suédois, Ruben Östlund, qui réussit la...
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le 17 oct. 2022
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La première partie (la plus courte, une trentaine de minutes) de Sans filtre, intitulée « Yaya & Carl » suit un couple de mannequins influenceurs et s’articule autour d’un (non) évènement : Une dispute à propos d’une addition à payer, à laisser ou à partager. On est assez proche de ce qu’Östlund avait fait de Snow therapy (2015) qui suivait le malaise d’un couple aux sports d’hiver, après qu’une avalanche ait manquée de les engloutir, tandis que la mère protégeait ses gosses et que le père avait détalé illico. Ici, l’avalanche c’est l’addition. Restaurant de luxe, fin du repas : Il pensait qu’elle l’inviterait, puisqu’elle gagne trois fois plus que lui ; elle se laissait invitée (le serveur pose la note clairement vers le garçon) par son homme. Une histoire de carte bleue refusée et de billet de cinquante euros, tatillon, envenimera le reste. Une scène de restaurant qui se répercute ensuite dans un taxi, un ascenseur, puis une chambre d’hôtel : C’est aussi cela le cinéma de Ruben Östlund, un plaisir de l’étirement séquentiel au sein même d’une séquence, un chapitre, un lieu, une situation – de genre et/ou de classe.
Que faire de ce non-évènement ? Qu’est-ce que cela produit sur le couple et qu’est-ce que cela dit de chacun, des rapports de classe, des rapports homme-femme, du féminisme, de la virilité, du pouvoir de l’argent ? Problématique on ne peut plus théorique que le réalisateur suédois parvient, aussi bien dans un film comme dans l’autre, à transcender par sa mise en scène, à la fois clinique et inspirée de moults détails, souvent des gestes de mains, des grimaces sur des visages, des sons diégétiques, qui enrichissent chaque scène, chaque plan. Ici, celle de la voiture, où la dispute se poursuit – mais cette fois autour du billet de cinquante euros, récupéré sur la table – la caméra épouse le ballet des essuie-glaces arrière, accentuant le ping-pong verbal entre Yaya & Carl, et produisant une mécanique image/son évidemment très fabriquée mais absolument fascinante. Beaucoup aimé cette première partie, qui constitue un film en soi, très proche de ce qui me plait chez Östlund. Je remarque que les grandes scènes de son cinéma (des trois films que j’ai vus de lui) se déroulent systématiquement lors des repas. J’étais presque un peu déçu d’arriver sur le bateau.
Arrive alors une deuxième partie (la plus longue, probablement, la plus dingue aussi) intitulée « Le yacht » où notre couple de mannequins (que l’on continuera de suivre, mais de façon plus éparse) se la coule douce sur une croisière de luxe. Ils y rencontrent un magnat russe qui dit qu’il vend de la merde, mais aussi un couple de vieux britanniques qui se définissent comme les protecteurs de la démocratie et qui auraient fait fortune dans la vente d’armes – jusqu’à avouer avoir traverser une période difficile quand il fut interdit de fabriquer des mines antipersonnel – ou encore un milliardaire solitaire qui vend du codage. Entre autres passagers richissimes, notre couple d’influenceurs, qui se disputait au préalable pour cinquante balles, fait un peu figure d’intrus, spectateurs d’un naufrage, celui de l’humanité, errant là-dedans un peu façon Hulot qui pourrait être incarné ici par cette femme ayant été victime d’un AVC et qui répète sans cesse « Dans les nuages » en allemand. Et c’est probablement la filiation la plus directe du cinéma d’Östlund, au moins dans ce film-ci, qui à mes yeux est une vraie comédie, une super comédie, très visuelle, dans la lignée de Jacques Tati, dans la captation du plan, de la séquence, des détails et de la musicalité de la scène. Östlund c’est peut-être Tati sans Hulot, in fine.
Il faut signaler qu’on entrait dans cette seconde partie par un pot de Nutella (Un peu comme chez Bret Easton Ellis, on cite beaucoup de marques dans Sans filtre : H&M, Balenciaga, Rolex, Patek, Nutella…). Evidemment, c’est grotesque, installé ainsi. Et c’est là tout l’art d’Östlund que de rendre beau le grotesque (Tout Snow therapy, en fin de compte) et ce pot de Nutella est au départ une valise orange, acheminée par hélicoptère, jetée en mer. Cette valise est ouverte et on apprend ce qu’elle renferme. Mais il faudra attendre encore un peu pour comprendre qu’elle avait été expressément demandée par l’oligarque russe, le personnage le plus cynique d’entre tous, mais peut-être le plus attachant et ça aussi c’est tout l’art d’Östlund : Il est critique envers les personnages qu’il crée mais ne les observe pas tant en surplomb qu’en œil de cinéaste fasciné par la complexité des comportements humains. Et c’est ainsi, par petites scènes qui construisent un tout séquentiel, au sein du bateau, que le génie du cinéaste suédois opère. A-t-on envie d’entrer sur ce paquebot de l’enfer, où se côtoient les fortunés les plus cyniques que la terre puisse porter ? Où le personnel doit se contenter de sourire et dire oui à tout ce petit monde ? Et ce même lors du plus débile des caprices : Dans un élan absurde, une passagère souhaite que tout le personnel enfile son maillot de bain et descende un par un par le toboggan de secours. Et voilà, sur une idée, un détail, une étrangeté, ça dérape, et ce second chapitre ne cessera de surprendre ainsi : à l’image de la double scène de la mouche et de l’ouvrier torse-nu, magnifique et sans conséquences, mais annonçant un dérèglement plus grand à venir sur le paquebot.
Yacht où l’on ne verra son capitaine alcoolique (Woody Harrelson, génial) qu’un seul soir – pour le traditionnel repas du commandant – qui est une sorte d’Haddock communiste caché le reste du temps dans sa couchette à siroter son whisky et à écouter L’internationale. Le film mérite évidemment d’exploser et c’est exactement ce qui va se produire, entre les assiettes d’huitres au champagne et de poulpes grillés : Un renvoi empêché ici, une flatulence masquée là, avant que la quasi-intégralité des passagers ne gerbent absolument partout, sur les vitres, dans les verres, les chapeaux, les couloirs. Mais ce n’est pas juste du vomi, pas juste un vomi. C’est un concert de vomi. C’est le chaos, jusqu’au-boutiste, burlesque. Ballet de jets de vomi et bientôt de toilettes bouchées renvoyant des litres de merde – Mieux vaut y aller le ventre vide, je préfère prévenir. Alors évidemment, présenté ainsi, ça ne donne pas envie, pourtant il faut voir la force mise en scénique d’Östlund, le jeu avec ce décor mouvant, notamment ces corps inclinés, les rideaux qui se penchent, le bruit des vagues sur la coque. C’est simple ça n’arrête pas. Et même quand ça semble se poser un peu, c’est pour voir le capitaine américain communiste et l’oligarque russe capitaliste faire un duel de bourrés à grand coup de citations qu’ils piochent sur leur smartphone et qui finissent par balancer leur discussion au micro, occasionnant une idée de plus, cette fois sonore. Bref, c’est une deuxième partie aussi réjouissante que répugnante, où Tati soudain croise Ferreri, qui se brise brutalement, lorsque le yacht est assailli par des pirates et fait naufrage.
Le film s’en tenait au naufrage du bateau, avec ces clients richissimes noyés dans leur vomi et leur merde, il était déjà un pur doigt d’honneur au festival qui l’a encensé, un peu à l’image de la scène du singe performer dans The square, au sein d’un diner de gala où tous les convives étaient en costumes, comme à Cannes. Evidemment qu’il y a du cynisme de la part d’Östlund, mais ce n’est jamais de la méchanceté. C’est un jeu. Ce qui l’intéresse c’est d’en rire.
C’est alors qu’intervient cette dernière partie, intéressante mais un peu plus problématique, car moins construite à la Östlund, si j’ose dire. Moins élaborée par séquences et situations. Aussi, le rythme s’affaisse, les idées de mise en scène ne sont plus aussi cinglantes et si l’intérêt change de bord, le cinéaste parvient moins à rendre attachant sa lutte des classes inversée. Malgré tout, il y a toujours des gags, des idées à foison, à l’image de ce caisson de sauvetage qui devient une sorte de QG baisodrome. Même si tout cela opère de façon moins séquentielle, il y aura toujours un truc, une surprise, jusqu’au mystérieux dernier plan : Une finition complètement insolite. J’aimerais revoir le film aussi pour me frotter à nouveau à cette troisième partie. Tenter de comprendre encore ce qui cloche un peu pour moi, dans le dispositif du réalisateur de Snow therapy.
Mais reprenons : Les naufragés survivants se retrouvent sur une île et le déséquilibre des classes s’inverse. Puisque les riches ne savent pas survivre autrement qu’avec leur téléphone et en bouffant des chips, ils n’ont d’autre moyen de suivre l’organisation de survie imposé par les pauvres, à savoir Abigail car il n’y a qu’une femme pauvre, femme de ménage sur le navire, autoproclamée capitaine sur l’île déserte, puisqu’elle allume le feu et pêche du poisson. Au préalable, si cette robinsonnade me séduit moins, en apparence, c’est qu’elle fait office de Parasite en moins bien. Car il n’émerge de ce retournement de situation qu’une sensation de « Tous absolument pourris » un peu agaçante. D’autant que d’une part notre couple est relégué au second plan, d’autre part le film ne semble plus avoir grand-chose à filmer : Autant Östlund était à l’aise sur le yacht, avec son décor qui tangue, ces longs couloirs, cette opulence globale, autant il ne sait pas du tout comment filmer l’extérieur, l’île, la nature, créant un discours volontiers hypocrite d’un type se moquant de son statut (le mec est adoubé depuis The square) et de sa classe, en faisant rire une galerie aveugle. L’amour du cadre et de la matière s’est un peu affaissé, certes, mais Östlund ne se fourvoie pas non plus car ce serait oublier que le décor, s’il existait au sein des deux premières parties, était déjà factice : La nature de l’ile n’existe pas plus que la mer pendant la croisière. Et ce serait faire l’impasse sur l’essentiel : Les riches ne sont pas tous pourris au point de s’entre-dévorer.
En effet, ce qui régit le cinéma d’Östlund et en grande partie ici, ce sont les rapports de domination liés fondamentalement à l’argent. L’amour, s’il y en a entre les personnages dominants, est indexé à la richesse. Dans la première scène, par ailleurs assez jubilatoire, dans un vestiaire de mode, s’il fallait retenir ne serait-ce qu’une info, essentielle mais insolite, c’est que l’homme est trois fois moins payé que la femme. Dans ce milieu-là, tout du moins, où l’objétisation des corps est monétisable. Et plus tard ce sera pareil, l’amour dépend de l’argent, systématiquement. Yaya est avec Carl parce que c’est cool d’être un couple d’influenceurs. Quant aux nombreux couples sur le yacht, on comprend qu’ils sont ensemble par intérêt financier, jusqu’au russe qui semble être là avec ses deux femmes. Et dans la troisième partie, il s’agit aussi d’expérimenter le couple sur un système de transfuge de classe, qu’importe si l’argent ici c’est le travail, dans sa forme la plus concrète. Sur le bateau, Abigail nettoyait les chiottes, sur l’ile elle fait de Carl son gigolo en échange de denrées distribuées à tous et lui offre un lieu où dormir. Le rapport de domination s’inversant, la prolétaire devient dominante et hérite des défauts des dominants. Les autres personnages sont par ailleurs plus « beaux » sur l’île. Les riches retrouvent leur humanité. Ils sont soudain moins tristes, moins pathétiques, plus légers, solidaires, enfantins. Comme si le simple fait de leur avoir supprimer leur richesse suffisait à les réhumaniser. Car le riche dans sa nouvelle position de prolétaire est libéré de sa méchanceté, du pouvoir qui faisait de lui un oppresseur. Le problème de l’humanité selon Triangle of sadness, donc, ce n’est pas l’individu mais la position sociale. Et c’est exactement le même constat du point de vue du genre : Le matriarcat instauré sur l’ile ne sera finalement pas moins violent que le patriarcat de notre monde.
C’est un film passionnant, construit en trois blocs (La dispute, le yacht, l’ile déserte) et en petits blocs à l’intérieur de ces blocs. Je suis sidéré par ce que le film a produit sur moi. J’ai vraiment adoré les deux premières parties, de manière très différente : plaisir théorique d’abord, plaisir jubilatoire ensuite. La dernière, moins, j’ai un peu lâché prise, contrairement à son Snow therapy, qui m’apparait plus beau encore dans son dernier tiers. Néanmoins ça m’a fait un bien fou de retrouver un peu de ce que j’avais aimé chez Östlund et qu’importe, finalement, si le film est inégal, la gêne continue qu’il procure est délectable. Et sous ses allures de caricature cochant les cases du film-satire, c’est in fine un objet curieux, un vrai caillou dans la chaussure, qui ne m’a pas quitté durant les dix jours qui séparent mon visionnage du film et ce que j’en écris. Un film bourré d’idées, qu’on peut adorer ou détester, sinon les deux en même temps, en accord complet avec ce que je pensais d’Östlund jusqu’ici, puisque j’adore Snow therapy et conchie The square (2017).
J’en profite pour conseiller le magnifique épisode de La gêne occasionnée qui lui est consacré – qui m’aura permis de comprendre mieux le film et même ce qui m’y plait moins – et qui parle bien sûr de Tati, du marxisme, en y voyant une œuvre moins misanthrope (puisque c’est ce qu’on reproche souvent au cinéaste suédois) qu’amoureuse du cadre, de la situation et de la matière.
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le 28 nov. 2022
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