Adam est scénariste, vaguement écrivain avouera-t-il dans un sourire à moitié gêné, et semble en panne d’inspiration, à la masse, retranché dans son appartement duquel il sort peu. Alors quoi de mieux pour la raviver, cette inspiration, que d’écrire sur soi, de revenir à soi, quitte à étreindre des blessures passées ; des blessures encore vives. Écrire sur ses souvenirs, sur son enfance, sur ses parents surtout. Parents qu’Adam a perdu à l’âge de douze ans, morts dans un accident de voiture. Parents avec lesquels il n’a pas eu assez de temps pour vivre son enfance entièrement, et son adolescence, et son passage à l’âge adulte, et toutes ces peines et ces joies qu’ils auraient pu partager ensemble.
Adam, en retournant dans la maison où il a grandi, découvre pourtant que ses parents y vivent toujours, et qu’ils ont le même âge du jour de leur mort, il y a plus de trente ans… Adam ne comprend pas, mais paraît accepter cet invraisemblable, cet extraordinaire qui, tout à coup, s’invite dans sa vie et va la chambouler. Andrew Haigh est parvenu à faire totalement sien le roman de Taichi Yamada (Présences d’un été) dont il a conservé la trame principale tout en s’inspirant, en partie, de son passé, et abordant également les motifs et interrogations de sa propre identité queer («Ce qui m’intéressait, c’était de fouiller la complexité de l’amour familial et des relations amoureuses, mais aussi le vécu d’une génération bien particulière d’homosexuels qui a grandi dans les années 80»).
Car Adam, tout en faisant la troublante expérience du retour de ses parents défunts, rencontre Harry, jeune homme solitaire (qui, au contraire d’Adam, le vit avec difficulté) habitant le même immeuble flambant neuf dont ils sont, pour l’instant, les uniques occupants. Entre les deux hommes (Andrew Scott et Paul Mescal, complètement sublimés par Haigh), une attirance se noue, puis très vite une liaison. Histoire d’un deuil à (re)faire et de solitudes à défaire, mêlant harmonieusement romance gay, fantastique sensoriel et mélo existentiel, Sans jamais nous connaître (All of us strangers, tellement plus évocateur) nous porte de douceurs en douleurs. Plus le film avance et plus il est intense émotionnellement ; plus il est passionnant narrativement parce qu’on ne sait jamais où le film va aller, parce qu’il suscite soudain de multiples questions qui nous oblige à repenser, à réinventer sans cesse le récit.
Que se passe-t-il ? Adam est-il constamment en train de rêver (on le voit, souvent, s’assoupir et se réveiller) ? Est-il mort lui aussi, peut-être ? Victime d’hallucinations ? Et qui est vraiment Harry ? Un émissaire de l’au-delà, une présence fantasmée, une lueur inespérée dans le gris de ces isolements actuels, ces retranchements virtuels ? Haigh bien sûr préfère distiller le mystère, jouer de vertiges ; invite fantômes et désirs en un même mouvement, en un magnifique adagio ; fait dialoguer Adam avec son passé pour mieux aborder, reconstruire son présent. Adam pourra ainsi faire son coming out, a posteriori, auprès de son père et de sa mère (la scène rappellera d’ailleurs celle dans Week-end où Glen propose à Russell de révéler son homosexualité en se faisant passer pour ce père qu’il n’a jamais connu).
Ce sera là, pour Adam, l’occasion d’évoquer avec lui ces fois où il n’a pas su (ou n’a pas voulu) le réconforter quand il savait qu’il pleurait dans sa chambre après son retour d’école (où il se faisait harceler). Et avec elle l’évolution des mœurs, le changement d’une société plus apte à accepter et à inclure. Et avec eux le manque qu’ils ont laissé, le manque qu’ils laisseront, toujours, et le leur dire une dernière fois. Haigh osera même un final au lyrisme fou (ça passe ou ça casse) sur le Power of love de Frankie goes to Hollywood (dont le début du clip a été repris comme fin du film) qui voit les amants enlacés parmi les étoiles. Et l’amour, qu’il soit filial ou passionnel, être une étoile plus brillante que toutes les autres.
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