En une petite centaine d’années, le cinéma a su tracer des barrières, délimiter des catégories qui sont néanmoins toujours poreuses de nos jours. L’un des cadres les plus célèbres est celui du genre : tel film est-il un film noir, est-il un western, est-il un film d’aventure, ou bien est-il les trois à la fois ? Si beaucoup de théoriciens se sont penchés sur cette question, cette dernière se focalise sur une autre catégorie de films, plus grande, celle des films de fiction. Alors, avec quoi départage-t- on la fiction dans le cinéma ? De manière générale, il semblerait que ce soit avec le documentaire et l’expérimental. Cependant, une nouvelle question intervient : qu’est-ce qui différencie une œuvre de fiction d’un documentaire ou bien d’un film expérimental ? À partir de quand est-ce qu’on parle d’une œuvre comme un documentaire ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à la fin de Sans Soleil de Chris Marker (1982), si bien qu’on peut qualifier ce genre de film d’« essai cinématographique », tant sa forme hybride et à la lisière de chaque genre le rend inclassable.
Il semble déjà difficile de résumer Sans Soleil, on peut en parler comme un film épistolaire ou bien un regard sur des sociétés. On peut, et même on doit, se questionner vis-à-vis de ce long-métrage, et c’est là que réside tout son intérêt. Une grande part d’inconnu reste en nous à la fin du visionnage de Sans Soleil, il n’y a pas toutes les réponses à nos questions, on n’a pas totalement compris ce qu’on venait de voir, et pourtant on est ému. Sans artifice, en ayant recours à ce qu’il y a de plus pur dans l’outil cinématographique, on a assisté à un point de vue. Non, Chris Marker ne se dévoilera pas devant la caméra (ce n’est pas son genre), il camouflera même son nom, et il laissera le spectateur libre d’adopter ses images comme bon lui semble, en le guidant légèrement par un montage, celui des correspondances et des sens, de l’abstrait et de la poésie.


Les premières phrases de Sans Soleil décrivent une vidéo, celle de trois enfants islandais se tenant la main. La voix-off pose les bases du dispositif du film, composé en audio de la voix de Florence Delay lisant des lettres écrites par un certain Sandor Krasna (un pseudonyme de Chris Marker), et en vidéo d’images enregistrées à divers endroits du monde, mais principalement au Japon, au Cap- Vert et en Guinée-Bissau. Cet ensemble confère au film une impression de regard. Pour voir des images de différents pays on peut aller sur Internet, ou bien (pour mieux coller à l’époque de la production du film) regarder la télévision. Ce sont des médias qui nous abreuvent d’images, assemblées en accolade pour ainsi former un montage du même nom (selon la terminologie de Christian Metz), dans le but de retranscrire une réalité à un certain endroit du monde. Une réalité, et non la réalité, car ce qu’on voit est l’aboutissement de plusieurs choix de tournage puis de montage, et comme le dit Serge Daney dans son article « Montage obligé » :
« Le seul monde dont elle [la télévision] ne cesse de nous donner des nouvelles (aussi précises et survoltées que les cours de la bourse ou le Top 50), c’est le monde vu du pouvoir (comme on dit “la terre vue de la lune”) ».
Dans Sans Soleil, la voix-off oriente le spectateur vers une subjectivité assumée, et la répétition des « Il m’écrivait », ainsi que le début du long-métrage décrivant lui-même un projet de film ne laisse plus de doute à ce sujet : ce qu’on voit est le regard d’un homme sur ce qui l’entoure, mêlé à des souvenirs et à des déformations visuelles de la société.


On voit un regard, et on voit des regards.
« Monter un film, c’est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par les regards » disait Robert Bresson.
Que montrent les différentes parties de Sans Soleil ? Sur quoi réfléchissent-elles ? Si on revient aux premières images du film ainsi qu’aux premières phrases, il y avait l’idée d’assembler, assembler des idées et des émotions. En comparant la partie au Cap-Vert et celle au Japon, le regard apparaît différemment. Au Japon, les habitants s’arrêtent constamment pour regarder les nouveautés de la ville, comme des écrans mis dans les galeries souterraines de Tokyo, tout est prétexte à du spectacle, et on se questionne sur la véracité de cette ville : quelle est véritablement la culture de cet endroit ? Comme il n’y a aucun rapport entre le regardeur et le regardé, car le regardé n’est pas vivant, on peut croire rêver, c’est en tout cas ce que dit Chris Marker, en écrivant :
« Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, où s’ils font partie d’un ensemble. Un gigantesque rêve collectif, dont la ville toute entière serait la projection » (48e min). On perd le concret, il n’y a plus d’intimité.


Au Japon, la société du regard est tournée autour du spectacle, tout est fait pour être remarqué. Ainsi, la technologie rentre entièrement dans la ville et dans le quotidien, et on perd cette « égalité du regard » que Chris Marker va rechercher avec les femmes du marché de Praia au Cap-Vert. Cette notion peut avoir un sens purement poétique et pour cause, il incite les personnes filmées à regarder l’objectif. On brise alors le 4e mur en faisant apparaître aux yeux du spectateur l’appareil photographique, le dispositif est mis à nu, et nous-même dans notre rôle de voyeur on est regardé, on est à égalité d’une personne qu’on épiait en cachette derrière notre écran, ce dernier se retrouvant transpercé par un regard caméra souriant.
La complicité déclenchée en un clin d’œil entre le spectateur et le filmé n’a pas d’autre conséquence que de créer un moment émouvant, tout simplement. Mais cette égalité du regard est également politique, car :
« c’est aussi une question de démocratie, voire franchement une question sociale : au fond, l’échange n’est possible qu’avec les enfants de Kaesong, les paumés de Namidabashi, ou les femmes du Cap-Vert » (Arnaud Lambert dans Also Known as Chris Marker).


Chez Chris Marker, le poétique cache toujours du politique, voilà pourquoi il faut voir Sans Soleil. Peut-être que 100 visionnages du film donneront 100 interprétations différentes, ce n’est pas tellement important. Il importe ici de voir comment est construit un message, et ici tout part d’un souvenir qu’on déroule et qui donne à voir plusieurs images et sons résonnant en nous encore longtemps après le visionnage. On a un regard sur le monde, mais on a surtout une sensation, et même si tout ce qu’on voit est créé par Chris Marker lui-même, on arrive à s’approprier ces images pour une raison finalement assez simple. Germaine Dulac disait que :
« le film intégral que nous rêvons tous de composer, c’est une symphonie visuelle faite d’images rythmées et que seule la sensation d’un artiste coordonne et jette sur l’écran. Un musicien n’écrit pas toujours sous l’inspiration d’une histoire, mais le plus souvent sous l’inspiration d’une sensation ».
La sensation a cette part de flou qui la rend indescriptible, alors quand elle s’empare de tout une œuvre pour créer un « film-sensation », on peut dire que le tout devient magique.

NocturneIndien
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le 7 mars 2022

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