Sarajevo, mon amour par Le Blog Du Cinéma
Fondée par les Ottomans en 1461, Sarajevo est considérée comme l'une des plus importantes villes des Balkans, cité rendue célèbre par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche qui marquait le commencement de la Première Guerre Mondiale. Son histoire récente est elle aussi empreinte d'un conflit majeur, la Guerre de Bosnie. Sarajevo peut se targuer de posséder le record du plus long siège de l'histoire de la guerre moderne, du 5 avril 1992 jusqu'au 29 février 1996. Grbavica – le titre original du film – est un quartier qui a presque été entièrement détruit par les tirs d'obus (on en dénombrait quotidiennement plus de 300 sur la ville !). Jasmila Zbanic, enfant de Sarajevo, élevée dans le terreau pluriethnique, réalise son premier long-métrage qui remportera l'Ours d'or au Festival de Berlin. Cette jeune réalisatrice de 36 ans fait partie de cette génération naissante de cinéastes de l'ex-Yougoslavie investie du travail de mémoire et d'exorcisme face à cette guerre. Les blessures sont profondes, depuis la chute du communisme jusqu'au long chemin de la démocratie, les populations civiles encaissent les coups de butoir d'une forme de radicalisme persistant. Le temps du pardon et de la réconciliation est arrivé, mission impartie à cette jeunesse slave qui par le prisme de l'art délivre un message d'universalité et de libéralisme
Esma (Mirjana Karanovic, née à Belgrade!) élève seule sa fille de 12 ans, Sara (Luna Mijovic, née à Sarajevo !) dans le quartier populaire de Grbavica, où les milices serbes ont commis de nombreuses exactions (tortures, meurtres) envers les civils. La trame narratrice s'installe autour de cette relation mère-fille, dont les rapports parfois tendus trouvent leur ferment dans le passé familial, ce père que Sara croit être mort en héros de guerre et que la mère n'évoque qu'à demi-mots, épargnant à sa fille l'exhumation d'un lourd secret. Jasmila Zbanic engage, dès le départ, sa responsabilité d'auteur en réunissant à l'écran le couple serbo-bosniaque Luna Mijovic -Mirjana Karanovic (égérie d'Emir Kusturica). Ce choix infléchit la volonté de la cinéaste à réaliser une œuvre ouvertement orientée vers l'humanisme, tournant résolument le dos au film ultra politisé – aucune évocation de la barbarie serbe. Dans ce schéma, le couple mère-fille s'en donne à cœur joie, étalant leur palette d'actrice avec un talent rare.
Aux instantanés de mutuelle complicité succèdent les moments de tension extrême. La caméra s'attarde sur ces malaises, ces réactions, ces plages de silence, pour capturer le traumatisme latent qui gouverne la vie des habitants de Sarajevo, ces fêlures profondes que le temps prend parfois sournoisement le temps d'estomper. Ce cheminement psychologique se rapproche ostensiblement d'un chef d'œuvre en la matière, 'La Ballade du Soldat', film russe (1959) de Grigori Chukhrai, qui raconte l'histoire de ce jeune soldat refusant sa médaille d'Honneur en échange d'un retour de 4 jours chez sa mère, drame poignant sur les conséquences psychiques de la guerre.
Quel préjudice porté au film de n'avoir pas gardé son titre original, Grbavica, pour deux raisons : le quartier, ainsi dénommé, personnifie les souffrances d'une population soumise 4 années durant à la férule militariste, et symbolise encore aujourd'hui cette architecture ghettoïsante du socialisme ; étymologiquement, Grbavica signifie par ailleurs 'la femme bossue', métaphore édifiante pour rappeler tout le poids psychologique qui pèse sur les épaules d'Esma, héritière des ferments du socialisme, mais encore victime des dommages collatéraux d'une guerre fratricide. Mais au-delà des carcasses de béton qui divulguent l'indicible, une résonnance d'espoir luit au quotidien, au travers des citoyens par leur amour pour leur cité, de l'énergie d'Esma, de sa tendresse pour Sara, et de cette jeunesse qui entonne cette chanson lors de leur voyage.
Même si le tableau est sombre, Jasmila Zbanic parvient, avec une délicatesse savamment dosée, à nous le dépeindre sans angélisme misérabiliste, et nous livre une vision poignante de l'entrelacs émotionnel qui s'est noué entre les différentes communautés qui se côtoient au quotidien. Sarajevo, mon Amour serait-il la profession de foi d'une femme libre dans ses actes et sa pensée, avec comme principe premier la mission de recréer le lien qui s'est liquéfié tout au long de cette guerre intestine ? L'espérance fait vivre.
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