Sarraounia
6.7
Sarraounia

Film de Med Hondo (1986)

Titre en référence au livre éponyme de Sven Lindqvist sur le colonialisme.

Vu qu'il ne s'agit pas spécialement d'un film à twists ou que sais-je, je n'ai pas mis de balises spoilers dès que j'abordais un détail du film qui n'apparaît pas dans le synopsis, sinon la critique ressemblerait à un rapport de la CIA. Les spoilers sont vraiment légers mais si vous préférez voir le film avant de lire la critique, libre à vous.

Une partie du grand public français érige souvent la période 1980-1990 comme un âge d’or du cinéma historique hexagonal populaire (en d’autres termes, accessible à un large public). Pourtant durant ces deux décennies, nombreux sont les films historiques qui semblent être passés sous les radars, restant aujourd’hui injustement méconnus malgré une vraie vision d’auteur derrière et de vraies qualités cinématographiques, et pour moi "Sarraounia" rentre dans cette catégorie. Quoi de mieux pour aborder un film qui a à l’heure où j’écris ses lignes a moins de 40 notes sur Senscritique, que de joindre l’utile à l’agréable en tentant de démonter l’argumentaire encore trop répandu sur le cinéma historique français tout en s’appuyant sur cette franche réussite de Med Hondo (en espérant réussir à donner envie de voir le film aux curieux/curieuses).

Histoire de mettre les choses au clair, petit rappel du synopsis du film : "Afrique de l’Ouest, 1899. Les officiers français Voulet et Chanoine mènent une mission d’exploration avec des troupes coloniales. Outrepassant leurs ordres, ils se livrent à des massacres de la population. Seule Sarraounia, la légendaire reine du village de Lougou, décide de les affronter…"

Quand on entend ces critiques sur les films historiques français, l’argument qui vient en premier est celui du manque d’ambition, en prenant toujours (et c’est un tort à mon sens) un référentiel américain pour comparer. On pourrait disserter pendant des heures de ce qu’est l’ambition au cinéma, mais bon pour être efficace, autant s’appuyer sur les aspects assez communément admis qui caractérisent cette notion.

Celle-ci est bien souvent associée à un critère matériel (dans le sens financier et technique), qui est certes discutable, mais qui peut toujours être abordé. Pour faire simple, l’argument type des réfractaires sur ce sujet est : « Le film manque de budget, ça fait cheap ou pas assez impressionnant ». Le budget de "Sarraounia" est de 3 millions d’euros, ce qui reste non négligeable mais tout de même assez faible par rapport au budget des grosses productions historiques françaises de l’époque (tournant entre 10 et plus de 20 millions d’euros). Pourtant, à aucun moment on a l’impression qu’il s’agit d’un film techniquement bas de gamme, à la mise en scène digne d’un téléfilm. Globalement, le travail sur les décors et les costumes est admirable, l’Afrique de l'Ouest à feu et à sang de la fin du 19ème siècle y est parfaitement tangible (il faut aussi mettre en avant le respect des langues de chaque peuple, ce qui contribue grandement à l’immersion). En bref, on remarque un vrai souci du détail de la part de Med Hondo. Finalement, là où le cinéaste est vraiment intelligent, c’est qu’il va utiliser cette contrainte budgétaire pour livrer un film vraiment fort et original dans le traitement de son sujet, loin de certains films historiques formatés à l’américaine (ce qui nous vient facilement en tête quand on pense film de guerre dans un contexte « exotique », mais qui vu la nature politique brûlante du film aurait été totalement hors de propos). Ainsi, on a plutôt le droit à un drame militaire (pour ceux qui se raccrochent à ça, oui il y a des scènes de sièges ou de batailles assez réussies mais c'est loin d'être le cœur du film) et politique (le film est par ailleurs assez passionnant à ce niveau), teinté de réalisme magique par instants, ce qui est un choix particulièrement original et intéressant. En cela, le film est réellement ambitieux, il n’y a aucune facilité dans sa démarche.

Une des autres remarques du public réfractaire concernant l’ambition est le traditionnel : « On fait toujours des films sur les mêmes sujets historiques. », qui est un point déjà un peu plus acceptable que celui sur le budget mais qui reste pas mal erroné (et puis bon, où est le public pour voir des films qui traitent de périodes de l’Histoire de France assez peu vues au cinéma ?). Les films sur l’Empire colonial français sont en effet relativement rares, et certains malgré des succès critiques (on pense aux films de Vautier, Sembène, Chahine…) restent méconnus du grand public. On ne peut que saluer l’audace du réalisateur de mettre en avant un sujet assez inédit au cinéma (les connaissances sur la colonisation française chez la majorité des gens se limitent bien souvent à l’Algérie et à l’Indochine) qui plus est avec un traitement sans concessions. Cette vision d’auteur va permettre au film de réellement dépasser le statut d’œuvre à sujet important. Tout au long du film on sent que Hondo croit pleinement en son projet, qu’il n’y aucune vision purement commerciale derrière, seulement un regard à la fois passionné sur son sujet (tout ce pan oublié de l’histoire française et africaine) mais aussi politiquement rageur (cette dénonciation virulente de la colonisation qui est l’une des plus justes qu’il m’ait été donné de voir avec Killers of the Flower Moon de Scorsese récemment). On comprend donc assez simplement pourquoi Med Hondo n’a jamais lâché ce projet malgré une gestation de 7 ans.

Finalement ça va nous amener à une autre critique qui est elle aussi assez récurrente : « On manque d’auteurs pour mettre en scène la complexité de certains évènements historiques. », ce qui va être tout l’inverse de "Sarraounia". En effet, le cinéaste est sur ce point très consciencieux, il prend le temps de présenter chaque faction impliquée (d'où l'aspect drame politique précédemment mentionné, tant le film accorde une place importante aux luttes de pouvoir), pour ne pas réduire le récit à une simple lutte entre colons français et le peuple Aznas. Ainsi, même si c’est parfois juste l’objet d’une courte scène, on ressent bien le soin de Med Hondo à vouloir mettre en place une œuvre polyphonique, limite chorale, qui soit une représentation vraiment complète du colonialisme. Par exemple, le film étudie aussi bien, même si c’est parfois bref, le point de vue des femmes africaines violées par les colons, que celui des soldats africains enrôlés de force, que celui des autres peuples africains qui sont face au dilemme de laisser faire les colons ou de rallier la faction de la reine, ou encore celui des bureaucrates coloniaux français qui vont tenter de ramener les troupes de la mission Voulet-Chanoine à la raison. Les rapports entre Sarraounia et les autres peuples d’Afrique de l’Ouest sont loin d’être simplistes, le film ne verse pas dans le révisionnisme à ce niveau, ce qui reviendrait à montrer une lutte globale de tous les peuples ouest-africains contre les colons (même si la fin du film laisse penser à une alliance plus forte et plus générale). Au contraire, il dépeint justement les tribus comme étant divisées, certaines refusant de se joindre aux forces de la reine malgré les innombrables massacres commis par les militaires français. Ces comportements s'expliquent dans le film par la peur du colon pour certains ou par pur opportunisme pour d'autres, voyant dans les colons un moyen de se débarrasser de Sarraounia (certains la craignant, d’autres la voyant simplement comme une ennemie à abattre). En fin de compte, là où le film est assez radical et surprenant, mais finalement très cohérent avec l’intention polyphonique d’Hondo, c’est qu’il ne se contente pas de faire un simple portrait d’une lutte décoloniale (là où c’est l’unique point de vue abordé par la majorité des films sur le sujet, bien qu’ils ne soient, encore une fois, pas si répandus que ça). On a en plus de ça le droit à une véritable plongée dans la folie colonialiste voire même à une véritable dissection de la psychologie et de l’idéologie des envahisseurs.

Tout ça nous conduit à un autre point concernant la représentation des événements historiques à l’écran : le risque d’édulcoration de ceux-ci. Vous l’aurez compris, pour ce film, ce n’est pas du tout le cas, tant le portrait de la colonisation est acerbe, violent et cru. Assez rapidement dans le film, Med Hondo va mettre en scène des massacres de villages africains, où la violence est présente de façon certes réaliste mais très dérangeante (je pense notamment à certains sévices pratiqués sur des civils, qui relèveraient presque du jeu sadique). Le cinéaste est assez intelligent dans sa représentation de la violence, elle n’est à aucun moment sur esthétisée. Elle apparaît simplement nécessaire pour représenter de façon réaliste la folie meurtrière inhérente au colonialisme. Cette violence coloniale ne transparaît pas seulement de façon graphique, on y retrouve des itérations plus psychologiques, sociales ou verbales tout au long du film. Dans le portrait des colons (les acteurs sont d’ailleurs très bons, tour à tour terrifiants et misérables), on peut aussi noter l’originalité d’injecter de temps en temps un peu d’humour (très acerbe et ironique) pour insister sur leur nature profondément médiocre et pathétique. Leur descente aux enfers montre par ailleurs assez bien que ces psychopathes fanatiques vont de plus en plus sombrer dans une violence purement irrationnelle (des personnages abattus sur un coup de tête par exemple). Celle-ci est complètement nourrie par leur idéologie abjecte et leur égo démesuré (leur expédition militaire coloniale va finir par dériver en une quête complètement fantasque pour devenir des roitelets, tandis que tout autour d’eux va se muer en chaos total).

Pour résumer, le film de Hondo a tout, selon moi, du film historique réellement ambitieux par sa démarche, son propos et sa mise en scène.

Cependant, il reste une dernière critique à adresser : le manque de héros. Comme pour l’ambition, vaste concept, mais je serai ici plus bref. Il est certain qu’il est impossible (mais tout à fait normal) de trouver des héros parmi les personnages français du film, ou encore parmi certains chefs de tribus qui apparaissent comme étant vraiment lâches. La reine Sarraounia en revanche apparaît comme une véritable héroïne marquante (Aï Keïta est super dans ce rôle d'ailleurs), loin des clichés de la reine guerrière monodimensionnelle ou de l’héroïne qui tutoie le divin sans aspérités. Alors oui, pendant le film, elle apparaît comme une stratège hors pair, une cheffe de guerre charismatique, doublée d’une figure mystique, une "sorcière" selon les autres peuples (d’où la référence au réalisme magique, tant le film semble parfois légèrement verser dans un registre plus fantastique). Cependant, elle est tout aussi marquante pour ses moments d’émotion, de doutes. Ainsi, c’est réellement la complémentarité entre le côté hors du commun du personnage et sa nature profondément humaine qui le rend très intéressant. Une autre des très bonnes idées du film est de ne pas montrer constamment Sarraounia à l’écran, car de son absence Med Hondo cultive une aura toute particulière : c’est elle qui sème la panique chez les belligérants, elle est synonyme d’une peur quasi irrationnelle chez la majorité des personnages du film. En bref, on peut dire que le cinéaste a réussi à dresser de façon très intelligente le portrait d’une héroïne assez fascinante, et il est aisé de comprendre pourquoi elle est devenue une figure mythique du Niger. Elle est notamment le symbole d’une lutte décoloniale et féministe et cet aspect le film l’aborde plutôt bien d’ailleurs, ça s’intègre de façon naturelle à la construction du personnage.

Pour boucler cette critique, "Sarraounia" (tout comme plein de films qui m’échappent sûrement) de par certaines de ses qualités indiscutables donne tort aux détracteurs de notre cinéma historique (j’inclus aussi les coprods). Cependant, vu que je n’ai bien entendu pas l’intention de faire changer d’avis l’ensemble des spectateurs pétris de préjugés, je vais me contenter d’inviter les féru(e)s de cinéma historique, les passionné(e)s de cinéma politique puissant ou tout simplement les cinéphiles intéressé(e)s à découvrir cette œuvre. Elle avait été qualifiée à l’époque de grand film, certains critiques espérant même que le film devienne un monument du cinéma mondial. Ce qui n’est finalement pas étonnant quand on sait que deux des films du réalisateur font partie de la liste des meilleurs films de tous les temps de Sight and Sound, et que Med Hondo commence à être remis en avant par la communauté cinéphile depuis quelques temps.

De manière générale, j'inviterai même le public à faire un pas de côté, pour ne pas se contenter uniquement des quelques gros blockbusters historiques français qui sortent au cinéma mais aussi de voir du côté des productions récentes vraiment singulières, et de redonner une chance à des films du genre passés sous les radars, mais bon je suis peut-être un peu trop optimiste...

SlippinJimmy
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste 2024 : Nouveaux horizons cinématographiques, rattrapages de classiques et plus de découvertes au cinéma (enfin j'espère)

Créée

le 7 avr. 2024

Critique lue 57 fois

5 j'aime

SlippinJimmy

Écrit par

Critique lue 57 fois

5

D'autres avis sur Sarraounia

Sarraounia
JeanLucGrosdard
8

Prenez exemple!!!!!!

Si seulement on pouvait prendre exemple sur les habitants de la terre Azna au lieu de se tirer la bourre!!! Sorcière reine, met une déculloté aux blancs tout sec, déshydraté par le soleil du...

le 17 juin 2024

Du même critique

Shaun of the Dead
SlippinJimmy
10

The Shaun Must Go On !

J’ai vu le film il y a presque 3 mois donc ma critique risque d’être plutôt brève. Le film s’inscrit dans le sous-genre presque à part entière de la comédie de zombies, et il est, à mes yeux le...

le 9 juil. 2020

24 j'aime

Des souris et des hommes
SlippinJimmy
10

« The best laid schemes o'mice an'men gang aft a-Gley »

Citation de Robert Burns Introduction Des Souris et Des Hommes est un court roman de John Steinbeck paru en 1937. Ce roman se déroule pendant la période de la Grande Dépression en 1930, dans l’Etat...

le 5 mai 2021

23 j'aime

2

Le Dernier Samouraï
SlippinJimmy
8

侍ってどういう事?一連の道徳原理に全身を捧げること。心の静けさを求める。剣の道を切り開く。- Ces films à réhabiliter n°2

6,5, sérieusement, le film mériterait clairement une meilleure moyenne. Donc je vais tenter de donner envie de le voir à ceux qui ne l’ont pas vu ou de le revoir à ceux qui voudraient lui donner une...

le 13 nov. 2020

22 j'aime

11