(critique [un peu bavarde et lourdingue, pardon, pardon] réalisée pour http://www.3continents.info )
Saudade n’est pas un film parfait. Certaines scènes paraissent mal terminées, certains plans brouillons, quelques travellings vacillants et la colorimétrie discutable. En dehors de ces (rares) faiblesses de forme, Saudade est un film juste, à la narration irréprochable. Mais sa vraie force, ce qui en fait une œuvre admirable, c’est bien son fond cohérent et sans compromis.
Au Japon, une poignée de jeunes hommes, tiraillés entre travail, passions, opinions, rêves… voilà le cœur de Saudade. Jamais à l’aise, jamais confortables, toujours dans cette attente mélancolique d’un “ailleurs, autrement” qui n’est exprimée convenablement que par ce terme portugais, saudade.
À part peut-être Hosaka, revenu d’un brumeux passé thaïlandais, aucun personnage principal ne semble être dans son élément ici, à Kofu. D’autres personnages sont brésiliens ou philippins, soumis à un racisme latent qui s’infiltre dans le quotidien. Beaucoup craignent ou haïssent l’autre, qu’il soit immigré ou japonais. Tous sont oppressés par la tension ambiante de la récession et par le malaise croissant d’un sentiment de fin imminente.
La fin de l’illusion
Dire que le cinéma japonais est cyclique relève de l’évidence : dans un pays victime d’une catastrophe naturelle à peu près tous les demi-siècles, l’art résonne des échos d’une tragédie, qu’elle soit déjà arrivée ou à venir, et est nécessairement influencé par cette fatalité.
Mais Saudade n’est pas un film fataliste, au sens où il raconte les derniers instants avant la “fin”, avant le désespoir.
À Kofu, l’expression “peace and love” est une lubie de Tokyoite drogué. Les immigrés brésiliens à qui l’on avait promis « dix fois leur salaire » fuient un à un le pays. Le chômage fait irruption brusquement quand un patron prend sa retraite. À tout point de vue, Saudade est le théâtre de la fin des illusions. Illusion, cette entreprise de construction déficitaire dans un marché notoirement sous-traité. Illusion, l’utopie d’un « rêve japonais ». Illusion, la paix et l’amour . L’amour qui s’efface devant l’argent lorsque la maîtresse du brave Seiji refuse de retourner avec lui en Thaïlande. Illusion, le bonheur ostentatoire et factice d’une classe moyenne arriviste, gavée d’élixir miracle.
La fin de la raison
Écrasées sous la pression, les âmes cèdent et la raison marque le pas. Yurihiko, le suiveur influençable d’un groupe de rap identitaire d’extrême-droite, incarne l’éloge de la folie et contamine Takeru, un personnage d’une justesse étourdissante. Hésitant entre rappeur haineux et jeune homme perdu en pleine déroute familiale, Takeru finit par abandonner la raison en commettant l’impensable. Tout est montré dans le mécanisme de violence identitaire. De la colère antipolitique à l’effet catalyseur d’internet.
Ainsi, tant dans l’ombre de cet acte que dans la désillusion totale de Seiji, des mondes se terminent, des cycles touchent à leur fin et l’écume d’une catastrophe teintée de haine sociale se devine. « Peu importe, on aura au moins toujours du travail comme fossoyeurs », plaisantent les protagonistes tôt dans le film.
Tous les personnages creusent, mais celui qui atteint “l’autre côté”, c’est bien Takeru. Dès les débuts du film, lui et son groupe Army Village annoncent une guerre dans leurs chansons. Cette guerre, il finira par la provoquer et ce sera sa dernière victoire.
Saudade est un film mettant en scène de nombreuses fins, et un début. Le début d’un cataclysme.
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