Sayat Nova était un troubadour arménien du 18e siècle, vénéré aujourd’hui et qui influença, profondément, poètes arméniens, russes et européens à partir du 20e siècle. De son enfance parmi les livres (la scène avec les manuscrits d’Etchmiadzin qui vibrent au vent, superbe) à ses premiers émois adolescents, puis à son exil au monastère de Haghpat, Sergueï Paradjanov, en évoquant la vie de l’homme, évoque aussi l’art et les splendeurs (culturelles, géographiques, esthétiques…) de son pays. La nouvelle copie de ce chef-d’œuvre oublié (le film date de 1969) offre une vision intime et sensuelle, magnifiquement restaurée, de la vie du poète : pas de récit à proprement parler, et encore moins de dialogues, mais une suite de tableaux somptueux entre contemplation et surréalisme, fragments poétiques et fulgurances mystiques.
Paradjanov, dans un foisonnement d’allégories, de signes et de rituels, donne chair et vie à un tout un imaginaire visuel (divin) ancré pourtant dans un réel on ne peut plus profane (tapis que l’on nettoie, moutons que l’on égorge, raisin que l’on foule…). Chaque nouvelle scène est un éblouissement stylistique semblant retrouver l’essence même de la poésie, accompagné, pour unique bande-son, de quelques vers de poèmes, du bruit de l’eau, du fil tressé, des cloches des églises, du chant des hommes et des femmes, de la mélodie des instruments (le kamancha en particulier)… Tout cela est parfois un peu abscons et des choses nous échappent, forcément, par rapport à la symbolique religieuse et traditionnelle arménienne. Cette part d’inconnu et de mystère est passionnante évidemment mais peut, à la longue, altérer le pouvoir de fascination du film.
Reste la grande beauté des images (des plans fixes uniquement) dont la composition associe enluminures, icônes et peintures avec un dépouillement et une simplicité rappelant l’arte povera, et même certains films de Pasolini (Médée, Œdipe roi, Les mille et une nuits…). Cette rigueur dans la richesse des costumes, des décors et des objets (majesté du bois et des parures, éclat des rubis et des saphirs…) sublime une atmosphère envoûtante d’où s’exhalent les arômes secs de la terre et de la pierre, la vapeur des hammams, les odeurs fortes des tapisseries et des tissus, des animaux et du foin, et tous ces parfums du Moyen-Orient qui savent nous enivrer d’un rien, et nous invitent sans cesse au voyage. "La terre, ton ombre l’embrasse, toi, splendide face du Soleil. Toute parfumée de mille épices, rose, violette et jacinthe, c’est toi !".
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