Quand on prononce le nom de "Scarface" à un non-initié, généralement, la personne pense à Al Pacino, mitraillette à la main. Bien entendu, la personne n'est pas en tort, tant le film de Brian de Palma est devenu culte avec les années et est ancré dans l'imaginaire commun. Mais voilà, en tant que bon explorateur du septième art, j'ai choisi, juste avant de voir Al Pacino se transformer en mafieux imbuvable et tyrannique, de découvrir le film qui a plus qu'inspiré Brian de Palma, c'est-à-dire le Scarface d'Howard Hawks, réalisé en 1932, et avec Paul Muni dans le rôle titre.
En 1932, le cinéma parlant est définitivement en place, la Prohibition est encore en vigueur, et les films de gangsters ont la cote. Mervyn LeRoy s'était déjà prêté à l'exercice avec Le Petit César en 1931, ainsi que William A. Wellman la même année avec L'Ennemi Public, avec Edward G. Robinson dans le rôle-titre du premier film, et James Cagney, une des légendes du genre, dans le second. Pour son film, Howard Hawks a choisi Paul Muni, qui connaît en 1932 une année plus que faste, avec son rôle dans l'excellent Je suis un évadé, puis dans Scarface. Si dans le premier film il incarnait un homme sans histoire et victime d'injustice, ici la donne est tout à fait différente. Il est le parfait gangster, le vilain garçon qui tient tête aux forces de l'ordre et fait craquer les belles femmes.
Tony Camonte est l'archétype du gangster dans un film qui est lui-même l'archétype du film de gangster. Il n'est pas le premier du genre, avec notamment Les Nuits de Chicago (1927) qui introduisait de nombreux codes du film de gangster, mais Scarface vient les exploiter au maximum dans un film violent et engagé. Dès le début du film, Howard Hawks présente au spectateur des cartons où il exprime sa colère vis-à-vis de la suprématie des gangs, de la guerre qu'ils se livrent, et des massacres qui en résultent. Il interroge alors le gouvernement sur le moment où, enfin, ils prendront des décisions et mettront en oeuvre des actions concrètes pour mettre un terme à la guerre des gangs. Et le spectateur, comprend au fil du film, et par rapport à son contexte, que c'est le gouvernement lui-même qui est responsable de la situation. La Prohibition a favorisé le trafic illégal d'alcool, la multiplication des speakeasy, et la montée en puissance de gangs et d'hommes comme Tony Camonte.
La police est impuissante, les journaux en font leurs gros titres, et les gangs suscitent passion et intérêt à une époque de privation pour le peuple américain. Howard Hawks parvient parfaitement à illustrer ce malaise patent qui ronge la société et a favorisé la déviance de beaucoup des sujets de l'Oncle Sam. Le manichéisme est absent du film, Camonte n'est pas un homme foncièrement mauvais, c'est un homme qui aime défier les lois et l'ordre, mais qui protégera les siens et ses intérêts coûte que coûte.
En à peine une heure et demi de temps, Howard Hawks livre un condensé cinématographique sur la Prohibition, la vie des gangs, la guerre qui les opposait, et si tous ces guerriers des rues semblent semer la terreur au sein de la société, ils se présentent davantage comme des victimes d'un monde qui les a poussé à les marginaliser, et qui furent à la tête d'une économie parallèle dans une situation de contestation sociale inédite. Scarface est le parfait film de gangsters, réalisé à une époque où le code Hays n'était pas encore en vigueur, permettant une plus grande liberté de discours, et témoignant directement de ce qu'était l'Amérique de la Prohibition. Un film aux multiples fulgurances qui est une référence du genre et gagnerait à être plus connu de nos jours.