Plusieurs choses font du "Scarface" de Hawks une œuvre profondément marquante, à défaut d’être exceptionnelle, plus de cinquante ans avant la relecture de Brian De Palma. Un remake radicalement différent, à tous les niveaux.
→ La violence. Le film s'ouvre sur un assassinat (plan-séquence méthodique mais discret, et donc exquis), et enchaîne avec une certaine régularité les scènes de fusillade, pour se terminer sur la mort de Tony (abattu par la police en essayant de s'échapper, tout du moins dans l’une des trois versions). La mise en scène de ces multiples déchaînements de violence est exceptionnelle, la rigueur technique est au rendez-vous et les coups de feu font mal, surtout pour un film de 1932. L’impact des balles est palpable. Parmi les scènes qui marquent les esprits, celle retraçant l'histoire vraie du massacre de la Saint Valentin est un vrai choc, avec une maîtrise sûre du hors-champ. La séquence avec un calendrier qui s'effeuille en surimpression d'une mitraillette vidant son chargeur, comme si elle tournait les pages elle-même, est aussi une belle trouvaille visuelle et scénaristique. Les jours passent et les gangs rivaux s'étripent.
→ Le mélange des genres. Hawks joue constamment à la frontière des genres et alterne les tons, que ce soit entre la tragédie et la comédie, entre la vie de gangster ou la vie de famille, ou encore entre l'action pure et la relative accalmie. Le personnage du secrétaire de Tony, vaguement analphabète et incapable de se servir d'un téléphone, agit à ce titre comme une soupape pour relâcher la pression entre deux scènes intenses ou au sein de l'une d'entre elles, à l’instar de la scène finale de fusillade où il tente de continuer son travail comme si de rien n'était alors qu'il est sur le point de mourir. Loin de cette comédie, certes toute relative, les passages propres au film de gangster sont d'un noir pur, intense, violent, forçant la population dans le hors-champ, comme prisonnière de la mafia.
→ Les interprétations. L'aspect totalement emporté, halluciné, comme drogué (et potentiellement dérangeant), de certaines performances est autant étrange que prenant. À commencer par celle de Paul Muni, qui donne corps à un caïd en pleine ascension, violent, sans scrupule, arriviste, et profondément méchant du début à la fin. Une caractéristique assez éloignée de celle du personnage d’Al Pacino, me semble-t-il, qui lorgnait plutôt du côté de la folie pure et cocaïnée. S'il n'atteint pas l’intensité d'un personnage comme celui qu'il interprétait la même année dans "I Am a Fugitive From a Chain Gang" (en parlant de scène finale mémorable…), son rôle, sa balafre et son attirance pour le slogan "The world is yours" inscrit sur un panneau publicitaire restent remarquables.
Pour le reste, ce pur produit de l’ère pré-code Hays ne s'embarrasse d'aucune morale et présente le gangster comme une figure du mal indépendamment de ce que peut produire "naturellement" la société américaine. Les cartons introductifs probablement imposés par la censure nuisent un peu à cet aspect-là, mais le détournement du principe de la réussite sociale conserve son efficacité. Une réussite (ou "réussite") qui s'articule ici autour de la vengeance, de la frustration, de la jalousie, du sang et de la trahison, tout en conservant certaines préoccupations "morales" propres à l'Amérique traditionnelle d'alors, comme la famille et le sens des affaires.
[AB #108]