Tony Montana est un mythe. Une légende urbaine empreinte d’ambition, de cupidité et de gloire. Un mythe qui assure sa pérennité en étant le prototype de la racaille contemporaine, désireuse de s’élever dans la société peu importe le prix à payer, tout en la rejetant, comme le montre Tony Montana et ses relations tumultueuses avec « la haute société », ou encore, lorsque devant sa télé, il s’exclame « You know what capitalism is? Getting fucked!».
Trente ans après sa sortie, la puissance de fascination de Tony Montana ne cesse de croître, son portrait trônant désormais entre ceux de Bob Marley ou de Che Guevara, donnant au film son statut d’œuvre culte. Son influence a été colossale : du Gangsta Rap qui reprend les thèmes de Scarface (argent, pouvoir…) à GTA Vice City ou encore au phénomène ghetto qu’il a engendré, cristallisant Tony Montana comme un modèle de réussite.
Comme dans Barry Lyndon de Stanley Kubrick, ce film met en scène le destin d’un jeune ambitieux, parvenu dans un monde qu’il ne connait pas – Tony Montana étant réfugié cubain fraîchement débarqué sur la terre des opportunités américaine – qui va se vider de son humanité tout en s’élevant dans la société.
Scarface dresse une version noire du rêve américain. Une Amérique gangrenée par le fric et la coke où la violence des cartels règne, et où Miami est unanimement corrompu (flics, banques…). Cette combinaison de violence et de corruption a contribué à la descente du film par la critique à sa sortie, ne connaissant donc pas directement le succès qu’il mérite. Le film n’a donc obtenu aucune nomination aux oscars alors qu’ Al Pacino, signant ici le second immense rôle de sa vie (après Le Parrain) - deux rôles qui vont certainement immortaliser Al Pacino - était un habitué (Le Parrain, Serpico, Un après-midi de chien…).
La singularité du film repose premièrement sur son esthétique. Certes, De Palma dresse une version noire de l’American Dream, mais l’explosion de couleurs donne une esthétique nouvelle au film de gangsters. Les couleurs criardes, le soleil éblouissant de Miami remplacent l’ambiance froide des films de gangsters des décennies précédentes. Les acteurs troquent les longs manteaux sombres contre des chemises ouvertes et des costumes colorés. De même, la musique électronique signé Giorgio Moroder donne une tension, une hystérie toute particulière au film.
La singularité de l’œuvre se résume également en la capacité qu’a le film à créer de la sympathie, de l’admiration pour le parfait connard qu’est Tony Montana. Ce caïd caricatural est interprété par un crédible Al Pacino qui joue dans un registre radicalement opposé de son rôle de Michael Corleone dans le Parrain. Ce dernier est intelligent et stratégique ; Tony, lui est vulgaire, impulsif et sans limites. Tony Montana cumule des traits que l’on peut retrouver chez la caricature du « racailleux » contemporain : le macho, le grand frère possessif, le franc-parler, la vulgarité ou encore une certaine naïveté qui découle sur un idéalisme – du bonheur conditionné par l’argent, le pouvoir, les femmes – poussé à l’extrême.
En effet, Tony Montana est assuré que son immigration au Etats Unis va lui permette de vivre son « American Dream ». Il se sent, plus que quiconque, anobli d’une mission : conquérir le monde. Il idéalise également la femme aimée en voyant chez Elvira, la femme de son patron dans la première partie du film, la perfection – belle, blonde, sophistiquée – il n’aura d’yeux que pour elle. Ces idéalisations s’inscrivent dans un cadre pré-établi du rêve américain. Son intense désir d’avoir un enfant, une femme raffinée répondent au schéma de la réussite américaine. Que connait-il des enfants ? Serait-il un bon père ? Evidemment, non. C’est donc un homme, voyant sa vie comme un destin prédestiné, qui veut entrer à l'intérieur d'un modèle déjà existant, un monde artificiel : son monde rêvé à lui, fantasmé.
Sa capacité à s’adapter dans un monde dont il ne possède pas les codes donne des aspects comiques au film. On éclate de rire en le voyant évoluer lorsqu’il bosse pour Frank. Ce dernier reconnaîtra lui-même dans Tony une naïveté propice à la réalisation de ses missions. Rien que sa tenue, costard col presque relevé, sa petite taille, son accent de « plouc » et ses attitudes d’homme sûr de lui capable de gérer le business tout en étant un pion de Frank, donnent le sourire.
Le seul moment jubilatoire, de tout le film, pour Tony, est la transition entre la première et la seconde partie, courte d’environ 3 minutes et rythmée par l’excellente musique « Push It To The The Limit ». Tout le reste du film est une lutte pour posséder toujours plus que ce qu’il possède déjà. Cette transition découpe le film en deux : d’un côté, l’ambition démesurée du réfugié cubain ; de l’autre, malgré l’immense fortune, la décadence de Tony Montana pour cause d’excès de coke et de paranoïa. En effet, son addiction à la cocaïne va exacerber ses désirs et sa violence et le plonger dans une folie destructrice où il n’écoutera plus que son instinct.
De Palma aborde également la solitude inéluctable du mafieux, ne pouvant faire confiance qu’a lui-même. Tony, défoncé à la coke, va s’enfoncer dans une paranoïa marquée par l’expression culte « Who do I trust ? Me ! ». Ne se reconnaissant pas dans la haute société – il traite comme de la merde sa femme, son banquier responsable du blanchiment d’argent ; dans un restaurant huppé, il crache verbalement sur tous les clients – il est seul, dans son monde fantasmatique.
Témoin de son époque à l’image de l’actuel Spring Breakers, le film photographie les travers des années 1980 où la richesse est placée en valeur suprême. La descente aux enfers de Tony, son malheur, sa solitude et sa folie, malgré sa richesse démesurée, semble donc rejeter la thèse du rapport systématique entre argent, pouvoir et bonheur. De Palma réussit donc un coup de maître: mêler cynisme, comédie et tragédie pour critiquer l’American Dream mais aussi la société américaine et ses exigences sociales dans son ensemble.
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La scène finale, magistralement filmée, concrétise de manière tragique et mythique le destin de Tony Montana. Tony encaisse les balles comme un véritable demi-dieu, immortel. Il s’écroule finalement sous une figure christique, ses bras et son corps formant une croix lors de sa chute. Il est ainsi sacralisé comme le mythe du gangster contemporain tué par son propre excès.