Un écran de fumée tendu à la face du monde... et derrière une femme captive !
Je me souviens de... Mon souvenir de la fin de Scarlet Diva, avant de le revoir la semaine dernière. Il me semblait que c'était un film romantique, avec le retour de l'amour dans un magnifique plan final vaporeux (je ne raconte pas, puisque c'était un souvenir faux, arrangé avec le temps, issu d'une mauvaise compréhension de la séquence, ou bien en tous cas je ne la comprends plus comme ça aujourd'hui). En réalité, ce plan, qui fait partie d'une séquence très mystique, est à l'image de tout le film. Je ne tomberai pas dans la critique, je me le suis promis pour ces commentaires de films que je rédige. Mais regardons plutôt cette séquence finale.
Anna Batista court, gravissant un escalier de pierre (à Montmartre), et chute, sur le ventre, alors qu'elle est enceinte. Elle souffre, et surtout de la peur d'avoir tué son bébé (stade très avancé, elle est à quelques semaines d'accoucher). Puis elle regarde à sa droite et voit un tableau représentant une mère allaitant une petite fille (à première vue, cela ressemble à une représentation religieuse de la vierge Marie et de Jésus mais en fait on voit clairement que c'est une petite fille qui est allaitée). Anna est elle-même enceinte d'une petite fille. Elle relève alors la tête vers le haut et voit la silhouette de son amoureux, le chanteur Kurt. Puis regarde encore l'image de la femme allaitant la petite fille. C'est cela la « vision », d'après le sommaire du DVD. Elle sourit alors. Et le film s'achève, sur une musique très très romantique, vaporeuse, rock'n'roll et sombre à la fois, tout comme la musique du musicien Kurt (qui rappelle des chanteurs tels que Nick Cave ou d'autres plus post-punk, avec son jeu de guitare ouaté et saturé). Avant, je me disais que ça voulait dire qu'il était réapparu (il aurait regretté et aurait lâché sa famille ou bien, s'il n'y a pas de famille, il aurait surmonté sa peur), mais en fait, le sens qui me semble aujourd'hui beaucoup plus probable, c'est qu'Anna est désormais en extase devant sa propre image et devant celle du chanteur. Il restera à jamais une silhouette dans la fumée et elle sera mère : elle continuera de fantasmer mais n'acceptera plus jamais de croire en l'existence réelle de la romance idéale qu'elle attendait (elle était tombée amoureuse de lui), et elle sera une bonne mère, car cela est tangible, et c'est donc cela son destin.
Il me semble utile de reparler de cette romance. Il y a des signes qui ne trompent pas, à propos de cet amour « parfait ». La chambre donnait sur la Tour Eiffel lors de la nuit où ils ont fait l'amour, il l'a dit lui-même : c'est magnifique (cliché !). Lorsqu'elle lui disait qu'il voulait que ça soit pur entre eux, que l'idée d'un amour impossible lui plaisait : il est sur la lune, tout ça n'est pas réel pour lui. Malgré qu'elle lui ait déclaré sa flemme (« je suis pour la première fois amoureuse, je t'aimerai pour toujours »). Cette déclaration a autant de valeur pour lui que les paroles de ses chansons quand il les prononce : ce sont des objets de fantaisie, ils n'ont de nature qu'esthétique, ils sont faits pour être entendus. Il trouve cela beau, magnifique, ces paroles sont belles. C'est un esthète, mais un esthète qui ne voit pas plus loin que les formes, pas plus loin que les charmes d'Apollon. Les siens, ceux des femmes, son effet sur elles, ce qu'elles lui donnent en échange. Tout cela n'est qu'un jeu, un jeu de masque et d'illusions, de sourires et de belles paroles. Elle, Anna Batista, la putain, tombe dans le panneau, car elle n'était pas, elle, atteinte de ce qui a atteint Kurt, elle n'est pas capable d'être aussi narcissique que lui.
Anna est déstabilisée : toujours en voyage, toujours plébiscitée, courtisée, abusée, violée, méprisée, elle n'est presque jamais à l'aise (sauf dans la scène avec le dealer noir, où elle s'amuse, où elle joue avec lui, confiait Asia Argento dans le making-of du film). Scarlet Diva nous montre le corps nu d'une actrice, comme sur la pochette du DVD du film, mais de manière évidemment imagée. C'est une exhibition totale et très gênante d'une actrice et de ses mésaventures. Tantôt éprise (de Kurt), tantôt dédaigneuse (à l'égard du producteur lubrique qui veut surtout la sauter), admirative (envers l'auteur le plus plébiscité du cinéma underground...), éprouvant du dégoût et de l'incompréhension (... quand cet auteur se transforme en drogué notoire et obsédé à peine capable de sortir son sexe de son pantalon), lubrique (la scène où elle se fait culbuter par un grand noir dans sa caravane de tournage), mijaurée (lorsque la mystérieuse blonde s'introduit chez elle pour se masturber sur elle et lui faire lécher ses seins), décidée à agir (envers Hamid, l'ami violent de sa copine, à qui elle conseille de porter plainte), puis laxiste (elle les laisse ensemble, s'apercevant qu'ils sont, eux, amoureux, même si ça passe par la violence, tandis qu'elle-même n'a pas la chance d'aimer)... Il est très difficile de faire quelque chose de personnel avec un film exhibitionniste. Car en soi, l'exhibitionnisme est une part présente dans chaque film qui n'admet absolument aucune interprétation. C'est de la monstration, un écran tendu pour être imprimé directement sur la rétine.
L'un des reproches faits au cinéma par ses détracteurs (parmi lesquels Stéphane Zagdanski, le plus actif, dont je reparlerai dans un autre commentaire) est de constituer en soi un écran, une image opaque et tendue, s'imprimant sur la rétine, et occupant par là-même toute la place dans la pensée. Ou, si l'on se place avant même l'invention de la photographie, on pourra utiliser l'expression « écran de fumée ». Car avant même qu'il y ait nos « écrans », il y avait la notion de recouvrement, durant laquelle on ne voit que des images chimériques, occupant les yeux, dans lesquels l'esprit peut facilement se perdre. Tel celui du magicien qui détourné l'attention mais surtout peut dissimuler ce qu'il veut sans mal, par le pouvoir de son charisme : il suffit de faire croire aux spectateurs qu'il n'y a rien derrière la fumée. Je répondrais à Zagdanski que le cinéma est critiquable et dangereux pour un spectateur convaincu du fait qu'il n'y a rien derrière l'écran, tandis qu'un spectateur qui est convaincu du contraire a tout à gagner : il saura que c'est exactement derrière ce rideau de fumée qu'il faut regarder. C'est ce que j'essaie de faire avec le cinéma et par ces commentaires. On pense naturellement ce qu'il y a derrière les images, et il ne faut pas écouter ses yeux si on veut arriver à toucher, à sentir, à goûter la réalité qui se trouve derrière la fiction. Valeurs humaines, phénomènes sociaux, souffrances et désirs, peuplent l'arrière champ de tous les films. C'est cela que je recherche dans tous ces films que je regarde : ce qui est derrière les images, derrière les effets, derrières les histoires.
Pour revenir au film Scarlet Diva, avec cette séquence finale de la silhouette de Kurt, derrière un écran de fumée, je disais que c'était à l'image de tout le film. Et en effet, comme le film d'Asia Argento est exhibitionniste, on peut parler d'écran de fumée. Un écran tendu à la face du monde, pour cacher ce qu'il y a derrière. Qu'y a-t-il derrière cette instabilité ? Qu'y a-t'il derrière cet air sérieux qui cache tous les soi-disant « émois » de la jeune femme, du rire aux larmes, de la peur à la moquerie ?
Anna Batista voudrait pouvoir aimer, elle voudrait pouvoir être aimée, mais elle a perdu le chemin de la réalité. On serait tentés de la comparer au personnage de Tonnerre sous les Tropiques, interprété par Robert Downey Jr, un personnage d'acteur qui a fini par perdre la trace de son personnage à force d'habiter systématiquement un personnage puis un autre, sans arrêt. Mais le mal qui ronge Anna est bien plus profond : le personnage qu'elle revêt en permanence, c'est celui qu'on veut bien lui laisser. Tantôt star capricieuse (elle commande ce qui lui fait plaisir dans sa caravane...), tantôt jeune réalisatrice (obligée d'accepter de coucher avec le producteur), de renommée internationale (courtisée dans la rue) puis seule dans son appartement (où elle reçoit la visite de blonde qui la viole presque), jeune femme seule à paris entre deux castings (en concert, elle tombe sur Kurt)... Elle prend ce qu'on lui donne. Ce n'est pas qu'elle ressent des choses : elle ne fait jamais que réagir, elle surfe sur la vie, tout lui passe dessus. Elle le dit elle-même : « je ne suis qu'une putain ». Il faut la prendre au mot, au sens du personnage de « La vie nouvelle » : une putain est captive de son statut, on a le droit de lui passer dessus, on a tous les droits sur elle, elle ne s'appartient pas, sa volonté est égale aux hommes, qui paient pour la taire. (Décidément, la séquence avec le dealer noir est bien la seule séquence où elle peut faire ce qu'elle veut : elle joue avec lui, le soutient, le provoque, l'embrasse puis le rejette enfin...) C'est également vrai pour le personnage de l'infirmière dans La maman et la putain, de Jean Eustache : une blonde condamnée à baiser et à se faire baiser, parce qu'elle est belle et jeune, et qu'on n'attend rien d'autre d'elle... (ce qu'elle dit dans le monologue final et si connu du film).
Anna n'est pas libre, elle est déterminée. Ce qu'elle cherche ? Le bout de la pellicule, un coin pour être libre, pour entreprendre sans avoir peur : les frontières de la société du spectacle. Elle qui avait espéré que ses drogues et ses cigarettes n'avaient pas tué son bébé (mais elle continuait, rongée par ce qu'on lui donnait à ronger en attendant mieux), finit par se raccrocher à la première et seule image d'un destin qu'elle pourrait écrire elle-même : être mère, protéger son enfant, garder les chimères loin d'elle sans les rejeter complètement (la séquence finale où elle sourit à la silhouette), pour les prendre tels qu'ils sont (un rêve, une représentation, une chimère). Quelque part, elle finit par voir Kurt tel qu'il la voyait lui-même : une jolie chose, un instant rafraîchissant qui se donne comme tel et sans plus. Elle est presque prête à accepter ce que beaucoup de gens ne peuvent pas accepter de croire (moi, par exemple, je n'y arrive pas) : il n'est pas bon de tendre vers le soleil/le projecteur, la vérité git dans les choses, dans leur ombre, et seuls le temps et la sagesse nous les rendent accessibles. Il faut croire aux possibles qui sont invisibles et se donner la possibilité de créer quelque chose de toutes pièces.
Un jour, j'arrêterai de regarder des films. Et ce jour-là, je présenterai mes excuses à Stéphane Zagdanski pour avoir empêché le cinéma de perdre totalement sa respectabilité artistique (à mes yeux et à mon échelle). Quand j'arriverai à lire, à lire les choses plutôt qu'à les deviner pour arriver à les avaler, je n'aurai plus besoin du cinéma pour m'aider à voir les choses réelles qui se cachent derrière ses écrans de fumée magnifiques...
(Pour plus d'informations sur la critique du cinéma comme discipline artistique, se reporter au livre de Stéphane Zagdanski, « La mort dans l'œil, une critique du cinéma comme vision, domination, falsification, éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation »)
PS : il est assez pitoyable que dans son chemin pour se construire, Anna se raccroche à une image d'apparence religieuse ; en effet, c'est tout de même une image. Mais cela confirme peut-être ma foi actuelle dans les pouvoirs du cinéma : des images peuvent proposer un océan de sens derrière l'écran de fumée, et conduire peut-être sur le chemin de la littérature, de la pensée... En tous cas, même si certains ne vont pas aimer ce que je vais dire, il est certain qu'il est très difficile de trouver des films qui valent au cinéma de rivaliser avec la littérature. Ces films, s'ils existent, ils sont différents pour chacun. Car les images parlent différemment à chacun, au moins autant que les mots, quand il s'agit de sens et de sensibilité : elles se livrent difficilement comme réceptacles de sens, il faut non seulement les mériter (de la concentration pour se les expliquer) mais aussi pouvoir les comprendre dans sa culture (dans son égo) et surtout dans son coeur.