Sciuscia
7.6
Sciuscia

Film de Vittorio De Sica (1946)

[Critique à lire après avoir vu le film]

J'ai cherché en vain, à l'issue du film, la signification du titre, Sciusciá. Wikipedia me fournit obligeamment la réponse : il s'agit d'un dérivé italien du mot anglais shoe shine, cireur de chaussures. Il fallait y penser. C'est en effet à quoi s'attèlent Giuseppe et Pasquale au début du film, cherchant à réunir les près de 6 000 lires qui leur manquent pour acquérir un splendide cheval blanc.

Au sortir de la guerre, la vie est dure, et pas seulement pour les adultes. Lorsqu'on est orphelin comme Pasquale ou enfant de pauvres comme Giuseppe, il faut bosser pour avoir une chance de concrétiser ses rêves. Giuseppe et Pasquale astiquent donc les chaussures de militaires américains qui, parfois, ne daignent même pas régler leurs dettes. La guerre est finie mais elle laisse des traces chez les vaincus : la misère est partout, la lire a perdu de sa valeur et tout ce qui est américain s'arrache au marché noir. C'est dans ce contexte que vont évoluer les deux copains.

Lorsqu'on leur propose de fourguer à une chimorancienne des couvertures américaines, ils vont gaillardement négocier la camelote. Le pactole leur permettra d'acquérir le flamboyant canasson de leur rêve. On les verra ensuite parader fièrement en selle dans la rue : nos deux jeunes héros dominent pour un temps le monde, quelle revanche pour des cireurs de chaussures à ras du caniveau ! Elle sera hélas de courte durée : la voyante les reconnaît dans la rue. Elle ne pourra échapper à la justice en invoquant le fait qu'elle a pour cliente la femme du commissaire : l’argument s’avèrera contreproductif !

Les adultes en prennent sacrément pour leur grade : impitoyables comme les parents de Giuseppe qui n'ont aucune mot de réconfort pour leur fils (la mère) et n'entendent pas lever le petit doigt pour le tirer de là (le père) ; lâches, comme le père de Vittorio, à qui il avait promis de l'argent mais a reculé devant les griefs de sa femme ; cyniques, comme ce gang de malfrats qui se gavent au restau pendant que les deux gamins qu'ils ont manipulés croupissent en prison, ou comme l'avocat de Giuseppe qui lui recommande de mentir, quitte à enfoncer son copain ("la vérité, c'est pour le confessionnal, pas pour le tribunal") ; incompétents et paresseux, comme l'avocat commis d'office de Pasquale, dont la plaidoirie est presque comique tant elle est minimale ; corrompus, comme ces gardiens qui échangent une cigarette contre trois allumettes, ou qui prélèvent leur part sur les paquets destinés aux gosses ; insensibles, comme les dirigeants de la prison qui ne s'émeuvent nullement que Pasquale soit orphelin et qu'il dorme dans un ascenseur faute de foyer, ou comme la mère d'un jeune souffreteux qui envoie quelqu'un à sa place livrer un paquet à la prison. Si l'un des adultes est un peu plus humain, comme ce sous-chef à qui on a délégué l'ordre et qui a vu mourir un gamin sous ses yeux, il annonce qu'il va démissionner car ce job n'est pas pour lui.

Rien à cirer des gosses, on a d'autres chats à fouetter. Comme Gavroche dans Les misérables qui semble avoir inspiré le personnage de Giuseppe, pour les enfants livrés à eux-mêmes, plus qu'à apprendre à se débrouiller. Puisque la guerre leur a volé leur enfance, les voilà contraints de singer les adultes, et l'on a vu que le modèle n'est guère reluisant. Pour exprimer cela, de Sica commence par mettre en scène une relation amoureuse entre Giuseppe et une petite fille, Amarella. Au début du film, Giuseppe répond à sa camarade que "pour une femme en effet ça ne se fait pas". On sourit, mais en effet, la fillette sera présente aussi bien lorsque Giuseppe est emmené en fourgon que quand il comparaît au tribunal. Telle une épouse donc. Et on la verra verser des larmes en apprenant que son amoureux a été condamné à un an de prison. Mais les enfants restent tout de même des enfants : Giuseppe, aux airs de grand dur, pleurera à plusieurs reprises devant les coups du sort (lorsqu'on le sépare de son copain, lorsqu'il apprend qu'il va devoir rester un an en prison, et surtout lorsqu'il reçoit un colis mais qu'il constate que ce n'est pas sa mère qui le lui a envoyé). C’est parfois le cas aussi aux yeux des adultes : le plus petit des cinq de la cellule échappe à une claque. En rappelant ainsi au spectateur qu’on a affaire à des enfants, le film fait vibrer les cœurs.

La vie en prison va occuper l'essentiel du long métrage. Les conditions sont terribles : à cinq dans une petite cellule, avec à peine une paillasse par personne, douche froide de quelques secondes (forcément...) pour se laver, soupe infecte. Et si l'on est mis à l'isolement, on n'a même pas droit aux WC. On appréciera l'ironie de la scène du cinéma : le film projeté donne des "nouvelles du monde libre".

Les enfants s'y conduisent comme les hommes : les plus grands en taille dominent les petits, dans la cellule les plus anciens imposent leur loi au nouveau venu, il y a des traîtres qui, par confort, se mettent au service de la prison, on se fait des coups tordus, on se bat dans les douches (scène superbement découpée). La situation mène à des quiproquos tragiques : persuadé que son copain était battu alors qu'on cognait sur un sac, Pasquale dénonce la bande qui a fait le coup des couvertures, dont le grand frère de Giuseppe. Aux yeux de ce dernier, son ancien copain devient un donneur, ce qui ne se pardonne pas. Les petits caïds ont le même code d'honneur que les grands.

Et les mauvais coups en appellent d'autres en réponse : pour se venger de la dénonciation de son frère, Giuseppe fait planquer une lime sous le lit de Pasquale et l'accuse ; puis, apprenant que Giuseppe a décidé de sacrifier le cheval à l'évasion de Vittorio, c'est Pasquale qui, en représailles, mènera les flics à la ferme où celui-ci est gardé. La vengeance appelle la vengeance, et finit en drame. Nous sommes au début du néoréalisme et pas plus de Sica que Rossellini ne recherchent le happy ending. En voulant corriger son copain, Pasquale le précipite au bas d'un pont, causant sa mort. Le cheval, symbole de liberté, s'en repart solitaire. Très belle fin.

C'est sombre, souvent tire-larmes mais c'est aussi très authentique, grâce au jeu si spontané de tous ces gamins. La mise en scène de Vittorio de Sica n'est pas en reste : quelques plans magnifiques (la lumière irisant les silhouettes dans la cour de la prison, le projecteur balayant les têtes lors de la projection, la nuée de gamins s'abattant sur le tribunal comme des moineaux) et le cinéaste alors débutant va à l'essentiel (aucune scène n'est inutile). On déplorera simplement l'abus d'une musique extra diégétique le plus souvent assez banale.

Deux ans avant le célèbre Voleur de bicyclette, qui en reprendra bon nombre de thématiques, la bicyclette remplaçant le cheval comme symbole d'émancipation, tout était déjà en germes dans ce Sciusciá. Le film fut fraîchement accueilli en Italie car nul n’est prophète en son pays, mais une vocation était née : de Sica abandonnera définitivement le cinéma commercial pour l'engagement social typique du néoréalisme. Conséquence, il aura souvent du mal à financer ses projets. La postérité, elle, a reconnu les siens.

7,5

Jduvi
8
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le 17 janv. 2024

Critique lue 79 fois

4 j'aime

Jduvi

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