Ce film est à gerber, et ce pour deux raisons (au moins).
La première raison, c'est la confusion savamment entretenue entre authenticité et licence artistique. Une ligne de démarcation floue, aux approximations soigneusement dorlotées. On sait bien que le cachet "basé sur des faits réels" est un ticket d'entrée de premier choix pour la nomination aux Oscars, et la réalisatrice ne s'en cache pas. Pourquoi pas, ce n'est pas la première fois (au hasard, le film sorti au Québec sous le nom "Esclave pendant douze ans", lui aussi co-produit par un certain Brad Pitt), et certainement pas la dernière. Mais là où Selma devient insupportable, c'est quand Ava DuVernay s'autorise de manière tout à fait décomplexée un travestissement de l'Histoire, où et quand ça l'arrange. Le scénario original montrait un président engagé en faveur de la cause des Noirs. Ne voulant pas « faire un film où un Blanc sauve les Noirs », mais plutôt « tourner un film qui fasse des gens de couleur des acteurs de leur vie » car « nous n’avons pas besoin d’être sauvés par quelqu’un qui débarquerait sur son cheval blanc », son film ne parle pas des « vrais participants à la marche de Selma », comme elle l’affirme, mais se contente de remplacer l’homme blanc providentiel par un Noir. Voilà un exemple parfait d'hagiographie partiale stupide et contre-productive, alimentant un culte simplificateur qui dessert totalement la cause qu'elle est censée défendre. Ava DuVernay a dangereusement joué à la limite entre réalité et fiction, en gonflant artificiellement l'aspect mélodramatique de son biopic à mesure qu'elle le vidait de sa sève politique. Car à ce niveau-là, c'est le vide absolu, et je ne m'attarderai pas sur les descriptions simplistes et monolithiques des principaux représentants politiques, du président Lyndon B. Johnson au gouverneur George Wallace (à qui le générique de fin semble crier "bien fait pour sa gueule" en parlant de sa maladie, on croit rêver). Il vaut sans doute cent fois mieux lire la page Wikipédia consacrée aux marches de Selma à Montgomery, personne n'essaiera de vous y faire pleurer et de déformer la réalité à dessein en toute impunité. Ou, mieux, lire l'article d'Adolph Reed Jr, un chercheur en sciences politiques à l'Université de Pennsylvanie spécialisé sur cette thématique, et dont un article avait été publié dans le Diplo : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/03/REED_JR/52731.
La seconde raison, plus subtile, c'est l'utilisation d'un film retraçant des événements du milieu des années 60 comme tract en 2014. Comme si l'Histoire s'était arrêtée en 1965, comme si les concepts de « mouvement de libération des Noirs » et de « communauté noire » étaient restés les mêmes. Cette utilisation de faits historiques inscrits dans un contexte politique et social bien particulier, transposés tels quels dans la société contemporaine, est dans le meilleur des cas simpliste. Dans le pire des cas, totalement fallacieuse. Et au-delà de cet anachronisme maladroit et de ces imprécisions opportunistes, le film véhicule l'idée gênante selon laquelle les concepts qui sous-tendent l'existence de cette « communauté noire » auraient toujours été homogènes, cohérents, comme s'ils étaient indépendants des dynamiques politiques inhérentes à la société américaine. Comme s'il n'y avait jamais eu de tension de classe au sein de la population noire, hier comme aujourd'hui. Et c'est à ce moment-là qu'une envie saugrenue m'envahit : coller la réalisatrice devant l'excellent Blue Collar de Paul Schrader (réalisé en... 1978), en boucle, pendant 10 jours.