Au Japon, 100.000 personnes disparaissent chaque année sans laisser de traces. On les appelle les « évaporés ». C’est ce que va devenir Jun après avoir prononcé son divorce, laissant ses trois meilleures amies dans le plus grand désarroi. Sa disparition va entraîner un séisme intime en chacune d’elles, les amenant à questionner leur amitié comme leurs vies respectives. Car Jun était le pilier du groupe, celle qui leur avait permis de toutes se rencontrer... Ryûsuke Hamaguchi (dont le film ASAKO I&II a été sélectionné pour la compétition officielle de Cannes 2018) donne une ampleur inédite à la situation en libérant de manière parfois violente une parole trop longtemps mise en sourdine. Sans rien montrer d’une hystérie généralisée ou d’actes physiques extrêmes, le chamboulement émotionnel n’en est pas moins intense. Il est à la source de remous intérieurs qui vont pousser les héroïnes à se poser des questions essentielles, à même de changer la destinée de chacune, parce que les réponses apportées s’émancipent du poids moral de toute une société. Comment aimer ? Peut-on avoir confiance en l’autre ? Doit-on tout se dire ? Ai-je la vie que je souhaite ? Des interrogations qui reflètent bien la perplexité affective dans laquelle flottent les sociétés contemporaines... SENSES les remet au centre de tout, rappelant la nécessité d’une interaction sociale, quelle qu’en soit la forme. Pour éviter des réponses toutes faites, Hamaguchi prend le temps d’une analyse collective, notamment par le biais du séminaire d’un artiste-activiste (baptisé « écouter son centre ») auquel participe la bande d’amies, entre autres. Celui-ci va avoir un effet cathartique imprévu… Hamaguchi se rapproche ici du cinéma de Rohmer et de Rivette en filmant avec la même acuité les dynamiques de groupe qui transparaissent. Chaque personnage laisse éclore, dans des successions de gestes faussement anodins, des traits de caractères et des secrets enfouis, déclenchant au passage une véritable bombe à retardement, faisant éclater les faux-semblants, mettant à jour tout un système de mensonges et de dissimulations liés au statut et à la condition féminine, dans un monde qui persiste à vouloir les contraindre dans des codes et des schémas patriarcaux (pas propres au Japon mais dont les aspects paraissent ici inouïs de notre point de vue occidental et biaisé...). Il y a aussi quelque chose du cinéma de John Cassavetes dans la maîtrise du jeu d’acteur improvisé, le faisant passer pour parfaitement naturel à l’écran. Hamaguchi avait d’ailleurs d’abord intitulé son film BRIDES, clin d’œil féminisé à HUSBANDS (1972), une des œuvres maîtresses du réalisateur américain. On peut donc dire d’Hamaguchi qu’il est converti à un cinéma de fiction qui s’efforce de retrouver la puissance de captation du documentaire. Il s’est tourné vers ce genre par le biais d’un de ses films, VOICES FROM THE WAVE (2013), qui allait à la rencontre de quidams ayant éprouvé le séisme à l’origine de l’accident nucléaire de Fukushima. Il s’attendait à trouver des personnes pétrifiées dans leur individualité par ce qu’elles venaient de vivre, mais découvrait au gré des témoignages qu’ils formaient comme une voix unique, un chœur libérateur. Le choc est tel pour Hamaguchi qu’il lui vient l’idée de faire une fiction qui dénicherait la même puissance. Il organise alors un atelier basé sur l’échange et l’expression corporelle afin de faire surgir des vérités profondes et collectives. Parmi les exercices, Hamaguchi propose des improvisations dont l’issue s’avère plus que fructueuse : non seulement il va y trouver les bases du scénario de SENSES mais aussi ses actrices. C’est leurs récits qui va irriguer la vision de la condition féminine déployée dans SENSES, à la manière d’une saison de Desperate housewives qui prendrait pour base le quotidien dans ce qu’il a de routinier pour explorer son influence sur les relations de couple, professionnelles ou familiales. La disparition de Jun va agir comme un déclencheur sur Sakurako, Akari et Fumi, les amenant à se poser la question d’une émancipation. Va s’en suivre un apprentissage qui ira instiller jusqu’à leurs proches : la nécessité d’écouter, de parler, de ressentir... Et de suivre son instinct.


Cinq épisodes ne sont pas de trop pour explorer le cheminement intérieur des héroïnes et leur rendre une parole trop longtemps empêchée. Vivre ainsi au plus près des émotions des personnages est un privilège suffisamment rare pour qu’on s’en délecte pleinement. Les formats calibrés des films (notamment : leur durée moyenne) ne le permettent qu’occasionnellement. À la fin de SENSES, cette impression de quitter quatre amies proches, avec leurs qualités et leurs défauts, nous ferait presque espérer une suite à ce récit fleuve, galvanisant, prenant et toujours passionnant.

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le 18 avr. 2018

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