« Ça semble être l’histoire d’une femme qui s’en va. » Le synopsis n’aurait pu être plus synthétique, plus mystérieux, plus trompeur. Puisque SERRE MOI FORT est un film qui « semble » raconter une histoire alors même qu’il en raconte une autre. Il est une invitation au voyage, à la fuite, à la tragédie d’une réminiscence. Tout du long, Mathieu Amalric amènera plus de questions que de réponses, plus de sensations que d’affirmations. Et ce, toujours dans un geste empathique vis-à-vis de sa Clarisse (Vicky Krieps) et de son tumulte émotionnel. « Fallait bien trouver quelque chose, non ? » Oui, ce que peint Clarisse dans sa tête, c’est un récit photoréaliste, de ceux que l’on voudrait croire au-delà de l’illusion qu’ils imposent ; telle cette peinture de Robert Bechtle habillant le mur d’une chambre et qu’une main s’amuse à effleurer. Les détails s’attrapent alors du doigt, les peaux se touchent mais elles n’existent pas. L’illusion est belle : écrire dans sa tête la vie qui continue de ceux qui ne sont plus. Et dans cette douleur folle d’un deuil impossible, tout se mélange et s’imbrique. Avant que les pleurs ne recommencent et qu’il ne faille glisser de nouveau dans les fissures de sa vie.

« Une histoire de larmes et de fantômes » nous dit Amalric. Oui, les larmes sont bien là. Les fantômes aussi. Quelques notes au piano, l’éclat trouble du soleil entre les feuillages, un peu d’aveuglement dans beaucoup de noirceur, et hop, tout s’en va. L’ouverture impose déjà une rengaine, une recherche mémorielle dans un jeu de polaroids : assembler, retrouver, mélanger, recommencer. L’acte semble impossible et douloureux pour Clarisse. Cette déconstruction structurera pourtant l’ensemble du long-métrage, comme elle structurait déjà La Chambre Bleue et Barbara. Puisqu’il faudra constamment retourner des souvenirs pour confronter leur image à ce regard qui refuse la vérité. SERRE MOI FORT, c’est le puzzle d’un imaginaire qui remplace la réalité, c’est choisir la confusion et la fragmentation pour affronter un twist narratif – directement issu de la pièce de théâtre Je reviens de loin de Claudine Galea – construit autour de l’inversion de la disparition. Ainsi, dans SERRE MOI FORT, il sera sans cesse question du frottement entre des espaces et du temps, entre des voix et des corps, entre des présences et des absences.

La force de SERRE MOI FORT, c’est aussi de ne jamais séparer à l’image ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, laissant ainsi le fantasme avoir sa propre réalité. La mise en scène d’Amalric épouse alors la psyché de son héroïne, sa nécessaire folie, et accompagne cette idée d’une thérapie par la fiction pour que les absents ne soient jamais vraiment absents. L’éloignement est alors renforcé par le rapprochement ; et la tragédie ressort magnifiée par ces jeux d’emboitement, ces « gestes » de montage où le son d’un plan, fini, contamine un autre plan. La musique structure elle-aussi ce besoin de perpétuer le souvenir ; à l’instar de cet enregistrement au piano, d’une fille perdue, qu’une mère écoute pour la maintenir en vie, dans un dialogue à sens unique mais thérapeutique. Le dialogue, parfois, deviendra possible, le temps d’un petit-déjeuner notamment où le mari – formidable Arieh Worthalter – recevra des ordres, en voix-off, de Clarisse, loin, très loin de ce songe. Mais les morts sont bavards. Ils trainent toujours dans l’esprit de ceux qui ne les oublient pas. La scène est belle, on voudrait tellement y croire.

On sent bien l’héritage de Resnais, dans ce montage abrupt, poétique et malléable – voire mal-aimable – où les espaces et les temporalités se mélangent pour ne laisser que le temps de cette femme, le temps d’une perdition et de la difficulté de marcher entre le passé et le présent. Reste alors à vivre dans cette chose laissée par ceux qu’on aime : le manque. « Tu me manques ». Oui, Amalric filme les espaces vides avec une rare sensibilité : des lits désertés, des draps sans froissure, des chaises inoccupées, des espaces sans voix. Et cette table qu’il ne faut pas débarrasser. Chaque détail est un déchirement, un appel aux larmes. Ce que capte Amalric au fond, c’est la cinégénie de la mémoire. La photographie de Christophe Beaucarne épouse parfaitement cette poésie mémorielle où tout semble appartenir au domaine du souvenir. C’est beau comme un film Super 8 qui se vivrait au présent.

Clarisse cherche alors à se raccrocher à des petites choses. C’est doux autant que ça déchire. A l’instar de ce zippo qu’un fils avait décoré, de cette partition qu’une fille avait jouée, de ce ballon qu’un pied d’enfant avait frappé ou de ces traces de croissance crayonnées sur un mur. Ces traces s’arrêteront là. Alors, Clarisse porte en elle – et sur elle – ces présences avant que le vide ne revienne à la charge et ne lui arrache ses précieux fantômes. Elle parle à ce qu’il reste, à ces photos, à ces enregistrements d’un passé impossible à retrouver. Sa réminiscence fonctionne sur les associations d’idées, sur la répétition des motifs, sur le refus de la linéarité. Tout se dilue dans ce film. Pour ne laisser qu’une femme digne dans sa blessure, qui prend la route, la reprend, la recommence sans cesse ; avant, qui sait, d’en tracer une nouvelle, plus apaisée. Face à ce personnage en fuite, on ploie sous la même détresse que celle du Madre de Rodrigo Sorogoyen, celle d’une femme – mater dolorosa – qui cherche à garder la face, à continuer à vivre après le drame, à retrouver un état perdu en se perdant dans une illusion. Une double disparition dans deux fictions, et ce, toujours, pour mieux en ressortir vivant.

L’émotion sera à retardement dans SERRE MOI FORT. Sans doute parce que le traitement singulier – pour ne pas dire déroutant, tout en fragmentation – laisse l’émotion comme en suspens quand le déni du personnage se fissure, se fracasse et que la vérité libère en nous quelques larmes. L’émotion, le spectateur devra la traquer dans les interstices de ce mélo déstructuré. Mais l’attachement à cette héroïne blessée, qui fuit sans pouvoir fuir ce qui l’obsède, est immédiat. Sans doute parce que le visage de Vicky Krieps est en constante recherche d’impressions. Là, elle s’abandonne aux nuances de son personnage et transmet sa fragilité, sa force, sa douleur. Elle tiendrait presque du Bill Murray de Broken Flowers et de sa figure en souffrance qui, pourtant, cherche une échappée. Les longues focales mettent constamment en avant son visage blessé, toujours prêt à sombrer dans la folie pour conserver un sourire, un éclat du passé. Il y a dans sa prestation quelque chose de l’ordre d’un abandon sauvage, et par conséquent, quelque chose d’intensément vivant. C’est bouleversant.

SERRE MOI FORT brouillera ainsi continuellement les pistes entre fantasme et réalité. Peut-être faut-il s’attarder sur un instant qui synthétise tout : de l’absence autour d’une table, prendre une photo pour retrouver une présence, une famille encore unie, figée dans le cadre d’un polaroid. Cette dissemblance entre le regard et sa capture, c’est encore et toujours refuser la disparition et contrer le passage du temps. Alors, est-ce l’histoire d’une femme qui s’en va ? Est-ce bien ça ? Non. Comme dans la vie où l’on s’invente des histoires pour aller mieux, SERRE MOI FORT accompagne la logique de deuil de son personnage. On pense à The Leftovers dans ce phénomène de présence / absence où l’on cherche à se raccrocher à quelque chose quand tout a disparu. En suivant une forme d’inconscient, au fil des saisons et du temps, Amalric cherche la beauté dans la fuite et l’émotion dans la fragmentation, et ce, pour permettre à sa Clarisse d’échapper au vide de ce monde qui ne repose plus sur grand-chose, à part quelques souvenirs. Toute la puissance du film repose sur cette tempête des images où tout se mélange jusqu’à l’indistinction. Sans jamais verser dans la larme facile, Amalric s’engouffre dans la brèche et en ressort avec une œuvre touchante, sensitive et mystérieuse.

« Serre-moi fort si ton corps se fait plus léger / Nous pourrons remonter » chantait Etienne Daho. Mais si les souvenirs remontent sans cesse à la surface, les morts ne remontent jamais dans la vie. Alors Clarisse s’en va et ferme les yeux. Dans cette errance à perpétuité, le début est la fin : « je recommence, je recommence ». Elle enfourche sa bagnole rouge et fonce vers le seul horizon possible : l’imaginaire et la fuite comme seules réalités acceptables. C’est beau, c’est triste, c’est fort. Simplement continuer à marcher quand d’autres se sont effondrés en chemin.


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blacktide
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le 8 oct. 2022

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