Critique originellement publiée sur Filmosphere.com le 02/10/15.


A l’aube de la possibilité d’un voyage sur la planète rouge, longtemps exploitée au cinéma dans des oeuvres plus ou moins fantasques, plus ou moins réussies (dont il faudra surtout retenir le très sous-estimé Mission to Mars de Brian De Palma 1 et bien entendu Total Recall de Paul Verhoeven), Seul sur Mars arrive à point nommé. Transcendant le retour à la mode de la « hard SF » par une déconstruction méthodique d’un genre marqué par le solennel, il est une parenthèse ludique, optimiste et tout bonnement agréable, à la fois dans la filmographie de son auteur mais aussi face au cinéma hollywoodien contemporain. Mais il marque également, une fois de plus, le talent hors-norme de sir Ridley Scott pour ses invitations à des périples hors-du-commun qui forgent son identité de cinéaste démiurge.


Quelque part, on pourrait s’amuser à penser que Scott était finalement convoqué à porter le best-seller d’Andy Weir à l’écran, détaillant vers la fin de son livre « Eh oui, dans l’espace, personne ne vous entend quand vous criez comme une petite fille » [2]. C’est après tout une histoire qui ne peut que lui parler, un récit à la fois épique et intime de science-fiction, plaçant en son centre un homme qui ne souhaite que rentrer chez lui, leitmotiv thématique cher à Scott. Mais Seul sur Mars, c’est aussi un ton qui tend vers le décomplexé, quelque chose de plus léger que d’accoutumée chez le réalisateur d’Alien : le huitième passager. Si sa dernière incursion dans le genre (outre l’excellent et oublié Les Associés) avec Une Grande année s’était révélée fort peu concluante, film à prendre seulement comme des vacances après l’épuisant Kingdom of Heaven, il trouve ici un point d’équilibre assez remarquable. A mi-chemin entre le périple initiatique et la fable en forme d’éloge à la bricole, l’aventure de Mark Watney se mue en l’œuvre peut-être la plus moderne de Ridley Scott, la plus en phase avec son temps, et paradoxalement, la plus optimiste de son auteur.


Le scénario de Drew Goddard, ayant vraisemblablement tellement plu à Ridley Scott au point que ce dernier en a repoussé la mise en chantier de la suite de Prometheus, parvient à façonner un récit réellement d’ampleur en partant d’un matériau somme-toute très simple qu’est le carnet de bord de l’astronaute Watney, tel que présent dans le livre (que Scott s’est d’ailleurs empêché de lire après lecture de l’adaptation). Car si la comparaison avec le célèbre naufragé de Daniel Defoe, ou même Seul au Monde, aura été rapidement tentante, il faut finalement voir comment l’écriture finit par s’en émanciper d’une certaine manière. Évacuant délibérément le mélodrame ou les autres poncifs désormais classiques de l’isolement (folie ou désespoir), le récit traite méthodiquement, avec l’enthousiasme de son protagoniste principal, chaque obstacle que non seulement constitue sa survie sur Mars, mais surtout, tâche à la solution plus énigmatique, son retour sur Terre. Chapitrée à la fois par ses phases sur notre planète et celles deux cent vingt-cinq millions de kilomètres plus loin, et à la fois par le calendrier martien (« Sol ») rythmé au son de pings de sonar sous-marin soulignant l’immersion en cours, l’odyssée répond véritablement à une réelle rigueur d’écriture. Seuls quelques aléas dans la private joke ou la vulgarisation scientifique peuvent véritablement être reprochés, comme la séquence du « conseil d’Elrond » un brin trop lourde et maladroite.


Car au-delà de ses apparences parfois plutôt loufoques pour le genre, Seul sur Mars n’est pas qu’une simple aventure efficace coulée dans le moule d’un blockbuster de qualité. Et c’est là où il faut alors réorienter tout le projet par rapport à Ridley Scott et les idées qu’il y transmet. S’interrogeant (de manière optimiste, donc, cette fois-ci) sur le salut de l’humanité à travers celui d’un homme, Scott décrit un film où le système s’avère fonctionnel, chose rare dans son cinéma. C’est là la parenthèse cinématographique ultime agissant en écho vis-à-vis de ses autres œuvres bien plus nihilistes qui témoignent, malgré le penchant humaniste du réalisateur, d’un récurrent échec de l’humain comme de sa société sclérosée et pervertie (notamment dans Thelma & Louise, Prometheus, Kingdom of Heaven, Cartel…). On y retrouve tout de même, dans un premier temps, la propension de l’auteur à voir son propre monde comme clinique et mécanique, tel que le photographie élégamment le désormais fidèle et brillant collaborateur Dariusz Wolski, dans ses descriptions froides de l’univers bureaucratique se dissimulant derrière la conquête spatiale, résilié à abandonner Watney à son sort. S’y oppose évidemment l’idéalisation picturale du paysage martien, sublimé dans ses teintes rougeoyantes et chaleureuses qui contrastent dans un monde où paradoxalement la mort est potentiellement omniprésente, attendant patiemment le moindre incident. Ce qui évidemment n’est pas sans rappeler la même opposition formelle que l’on retrouvait dans Mensonges d’Etat, alternant l’univers occidental, grisâtre et sans vie de Russell Crowe à celui chaleureux de Leonardo DiCaprio en territoire oriental hostile. Plus tard, Scott convoite le salut de l’expédition spatiale par la coopération entre terriens. Un élément qui n’est pas anodin pour un réalisateur régulièrement disposé à filmer les conflits destructeurs de l’histoire de l’humanité.


Ridley Scott taille également la perspective de son histoire à travers un élégant jeu sur la communication et les médias, entre les rapports qu’entretient la NASA avec Mark Watney ou encore son journal de bord vidéo, rendu cinématographique par quelques subtils procédés de mise en scène, relevés par le montage dynamique de Pietro Scalia (le travail de ce dernier étant sûrement une des plus grandes réussites du film, soit dit en passant). Et c’est peut-être par ce relâchement de ton global que Ridley Scott offre une réalisation tout aussi parachevée qu’à l’accoutumée, mais s’affranchissant davantage cette fois-ci du côté poseur, grandiloquent ou pictural qu’il chérit tant, héritage des Beaux-Arts oblige. A travers ses cadres d’une composition rarement égalée, il trouve évidemment son bonheur dans les splendides paysages jordaniens, lieu de tournage des scènes en extérieur, au rendu d’autant plus incroyable par l’énorme travail de stéréoscopie native. Les plans à couper le souffle ne manquent pourtant pas (dont ces gigantesques plans zénitaux repris de Prometheus), mais jamais ils n’entravent la grande fluidité du film ni ce fameux relâchement. Et pas qu’à l’image, d’ailleurs. Collaborant de nouveau avec le très talentueux Harry Gregson-Williams (dont le début de la partition de Seul sur Mars, quelques notes de flûte, rappelle, très furtivement, « Hypersleep » de Jerry Goldsmith — ailleurs, Vangelis est également convoqué), qui renoue ici avec l’efficacité qu’on lui connaît, il ponctue surtout toute son ambiance sonore d’une bande-son quelque peu spéciale. Car oui, Seul sur Mars, c’est un film de science-fiction où se rencontrent du Abba, du Gloria Gaynor ou encore les Bee-Gees. Mais ce relâchement kitch est salvateur, comme si Seul sur Mars faisait vraiment du bien à la science-fiction contemporaine. Et après tout, quoi de plus plaisant que le savoir-faire de Ridley Scott rythmé au son de « Starman » de David Bowie ?


Annulant de lui-même toute comparaison (bien tentante pour certains, faut-il croire) avec Gravity ou Interstellar, par sa volonté d’anti-spectaculaire décomplexé, Seul sur Mars taille son propre pendant de la science-fiction, rendant la vision du réalisateur britannique plus complète et pertinente que jamais. Exit la schizophrénie chimérique du néanmoins passionnant Prometheus (que, comme toujours, l’auteur de ces lignes incite à ré-évaluer), Scott renoue ici avec un savant entertainment d’auteur, un blockbuster résolument exaltant, ce qui n’est pas peu dire dans une année où un autre septuagénaire en a fait de même à travers Mad Max : Fury Road. Il signe ici une nouvelle œuvre remarquable de son grand run effréné de fin de carrière (que l’on souhaite encore longue, cela dit), et qui, on l’espère aussi, saura peut-être réconcilier le réalisateur de Blade Runner avec son public. Tout comme il est, pour Matt Damon, peut-être un film du renouveau, ici débordant d’une énergie en phase avec l’esprit du périple. En attendant de retrouver la planète jadis maudite du cinématographe, dans la fiction ou la réalité — puisque désormais la question se pose — il nous l’offre ici sous ses plus beaux atours. Et finalement, oui, on peut y répondre désormais : il y a (eu) de la vie sur Mars, et ce ne sont pas les araignées de Ziggy Stardust.


1 Ridley Scott a d’ailleurs évoqué Mission to Mars comme une sérieuse référence, film où d’ailleurs le personnage de Don Cheaddle survit un temps, lui aussi… seul sur Mars.


[2] Renvoyant bien entendu à la célèbre phrase d’accroche d’Alien, le huitième passager : « Dans l’espace, personne ne vous entendra crier ».

Créée

le 25 juin 2016

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Lt Schaffer

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