Je m'arrête le temps d'un article sur l'un des films qui a profondément marqué mon parcours de cinéphile : Se7en de David Fincher, polar culte du cinéma des années 90 qui - pour ma part - reste LA pièce maîtresse du cinéaste. Moins branché que son Fight Club, moins manipulateur que son The Game et certainement moins spectaculaire que sa Panic Room ( cette dernière restant la représentation exemplaire de sa virtuosité technique ) Se7en est pourtant son film le plus dense et le plus marquant.
Qualités d'écriture, épaisseur des personnages, atmosphère putride, mise en scène classique mais pourtant maîtrisée de part en part... Tout concourt à ce que Se7en soit un monument d'agencement, un chef d'oeuvre de reconstitution : reconstitution d'un séjour hebdomadaire en enfer ; reconstitution de l'éternel duo de choc accouplant la jeunesse à la maturité ; reconstitution d'une large partie de la littérature théologique voire mythologique... Mais reconstitution d'une ville avant tout : une ville au caractère bien trempé, avec de la personnalité, sorte d'épave indéterminée dépeinte avec un réalisme percutant. Une ville privée d'une quelconque situation géographique, bien que les taxis jaunes y pullulent : une ville qui pourrait être n'importe laquelle, celle d'une civilisation dégénérescente déambulant à même la pluie. Bref une ville qui, ayant vendu son âme au diable, aurait de surcroît vendu son identité...
Se7en, film hautement littéraire dans son propos comme dans sa forme ( on pourrait penser, en le regardant, aux romans naturalistes d'un Steinbeck ou d'un Zola mais surtout à la crasse étincelante de l'oeuvre célinienne ) est donc un prodige fondamental. L'adjectif est à prendre au sens original : celui de fondement, de fondation. Jouer de telle sorte sur les mots n'a rien d'innocent, tant le film développe une mythologie de l'étymologie, du sens originel des mots - en particulier celui des sept péchés capitaux. Ainsi Se7en cherche, par le biais d'une méticulosité à toute épreuve, à remonter aux origines du Mal...
Quatre personnages proprement ancrés dans leurs convictions respectives : un idéaliste impétueux, un sage stagnant dans la désillusion, un ange blond portant la vie mais refusant ladite cité et un monsieur-tout-le-monde tendance démiurge qui s'improvise justicier... ce qui donne respectivement David Mills, William Somerset, Tracy Mills et John Doe.
Difficile de cerner lequel des trois personnages est le véritable pivot du film ( on escamote d'emblée Tracy, jouée par la belle Gwyneth Paltrow, qui interprète un rôle plus secondaire que le trio masculin ). Entre Somerset qui fait figure de moraliste ( au sens de témoin de son époque pervertie ) Mills qui joue les Serpico jusqu'à se brûler les ailes et John Doe qui porte la thèse du film sur ses épaules, le spectateur se trouve confronté aux différents niveaux de lecture de Se7en... Pour simplifier il faudrait donc se rattacher aux péchés capitaux eux-mêmes, voire à leur sens primitif.
Non pas gourmandise mais gloutonnerie ( Gluttony ). Non pas avarice mais cupidité ( Greed ). Non pas paresse mais oisiveté ( Sloth ). Non pas colère mais courroux ( Wrath ). Les péchés mortels le sont car ils sont source d'excès. Une fois remonté aux origines de son sens littéraire et littéral, le mal est irréversible. En ce sens la colère - incarnée de manière progressive par David Mills ( Brad Pitt, fringant ), personnage dont la frustration professionnelle se changera en irritation puis en haine meurtrière lors du dénouement - est certainement le péché qui répond le plus à des questions d'ordre pulsionnel, le péché le moins calculé de tous. La colère de Mills, alimentée par le décor et l'haleine fétide du métrage mais surtout par son incapacité à concrétiser ses idéaux, fonctionne un peu comme un système de bouilloire, fulminant de l'intérieur certes, mais fulminant déjà. Comme par instinct.
Une masse graisseuse macérant dans ses spaghettis. Une livre de chair comme jugement équitable. Un corps gisant sur un matelas de fortune. Un sexe pénétré d'une lame phallique. Un visage lacéré par souci d'esthétisme... Les victimes de Se7en ( ou cadavres ou quidams, peu importe l'appellation ) sont moins de simples clichés du genre que de formidables métonymies de leur propre culpabilité. C'est avec une redoutable photo-génie du Mal qu'opère John Doe ( Kevin Spacey, dont il faudrait pourtant taire le nom à l'occasion...), brebis bergère qui multiplie les aphorismes au fil de l'enquête.
Citation du Paradis Perdu de Milton : "Long et dur est le chemin qui de l'Enfer conduit à la Lumière". Thèse éventuelle de Se7en, polar noyé dans les ténèbres urbains avant qu'il ne s'ouvre sur une terre désolée, comme en friche mais ensoleillée, espace du drame ultime. Et la tête, dans un carton. Elément proprement capital ( au sens propre comme au figuré ) qui finira d'ébranler la bouilloire de Mills tout en donnant raison à Doe. Il suffira d'un plan furtif, quasiment subliminal - celui du visage angélique de Tracy - pour traduire la pulsion destructrice de David Mills en acte forcément condamnable...
Les dernières secondes de Se7en présenteront Mills de l'autre côté de la fourgonnette, à la place qu'occupait John Doe quelques minutes auparavant... L'homme assoiffé de justice est devenu celui contre lequel il se démenait tout du long, celui même qu'il menaçait lors du face à face précédant la tragédie. On ne peut s'empêcher de déceler une certaine cruauté dans cette conclusion pessimiste, étrangement adoucie par la citation finale d'Hemingway : "Le Monde est un bel endroit qui vaut la peine qu'on se batte pour lui".
Film d'une efficacité constante, en perpétuel équilibre entre sa narration palpitante, sa symbolique éloquente et son style épique, Se7en est non seulement l'un de mes films cultes, de ceux que je pourrais revoir régulièrement, mais aussi une référence incontournable du cinéma policier, un chef d'oeuvre d'architecture et de noirceur. Un film définitif.