Bien sûr, si nous connaissons ne serait-ce qu’un peu le réalisateur, on s’aperçoit de son style et savoir-faire dès le début du film. La première rencontre, d’ordre presque mystique, pourrait être qualifiée sans le moindre doute, de la meilleure confrontation filmée par ce cinéaste adepte aux relations humaines, leurs interactions et leur quête d’identité ou reconnaissance. Assis dans une cafétéria en face d’une jeune femme, il lui dit attendre quelqu’un pendant qu’il lit tranquillement.
Apparemment intéressé ces derniers temps par la maladie et ses conséquences, Kim Jong-Kwan explore un sujet devenu très courant dans le quotidien de la plupart d’entre nous et qui nous laisse perplexes malgré l’évidence de la nature du problème. Perdre une personne qui est quand même toujours là provoque une souffrance qui ne peut que s’atténuer que par l’acceptation. Une approche magnifique d’Alzheimer qui nous fera plutôt sourire par sa beauté que pleurer par ce qu’aurait pu être un mélodrame. Cette rencontre mettra en évidence et donnera de la lumière à la conclusion du film.
Elle accordera aussi une importance primordiale à la mémoire, ce qu’on comprendra au fur et à mesure. Ne pas oublier, se rappeler des moments clés de notre vie, de nos enfants, de ce que nous avons vécu avec l’être aimé. Nous sommes le résultat de tous ces souvenirs mais, qu’est-ce que la mémoire peut parfois nous jouer comme tours ! Il serait parfois tellement délivrant de pouvoir oublier !
Par cette introduction, on pourrait se croire voués à la même approche que dans « The table », mais Chang Seok ne peut pas rester sur place. Son voyage ne se résume pas à un parcours entre deux continents, mais plutôt à l’exploration de sa nouvelle identité. Dans une ambiance très feutrée on s’attendrait presque à entendre Vangelis et de voir une fusée ou deux se déplacer dans le ciel. Nous ne sommes pas dans « Blade Runner » mais il se dégage quelque chose d’existentialiste, d’un Spleen que Baudelaire décrirait comme un sentiment de culpabilité, de mélancolie, de solitude, de mort qui plane dans une atmosphère dense et suffocante qui nous colle à la peau.
Il rencontre ensuite une jeune femme qui lui raconte son vécu, une histoire très dure et impossible d’oublier. Si on continue dans le trip de Ridley Scott, sa froideur pourrait être comparable à celle du personnage de Sean Young. Une lumière s’ouvre dans votre esprit : serait-ce le sujet de la perte, quelle qu’elle soit la forme, l’intention du dernier film de Kim Jong-Kwan ? Chang Seok écoute attentivement comme malgré lui. Aussi présent qu’un écran plat qui annonce le décès d’un patient, il semble trimbaler ses os sans trop savoir où les poser. La mort pointe son nez au millieu de leur conversation, comme un détail venu de nulle part.
La troisième rencontre nous parle d’une jeune femme qui a perdu la plupart de ses souvenirs et qui est prête à acheter le souvenir des autres. Rutger Hauer, splendide, magnifique en quête des souvenirs qui n’ont jamais existé, qui pourraient lui faire croire qu’il a eu une enfance alors qu’il n’est qu’un répliquant. Le style onirique inhérent des films de Kim Jong-Kwan devient presque pesant. La soi-disant légèreté cache un mal-être qui se concrétise au fur et à mesure.
La quatrième rencontre est une histoire de perte imminente. Son interlocuteur s’accroche aux dires d’un moine avec l’espoir de sauver sa femme. Cette histoire sur le fait de passer à autre chose et de lâcher prise centre son drame autour d'un homme qui croit en l’impossible, qui a déjà prévu le dénouement. Il part à la hâte, il oublie sur la table ce qui était le plus important pour lui. Le tourment de Chang Seok, inévitablement en crescendo, déborde de lui et malgré lui. S’approprie de toute l’essence du film.
Krishnamurti a dit une fois que nous n’avons pas besoin de maître spirituel. La personne que nous rencontrons « par hasard », celle qui se trouve sur une terrasse à côté de nous en train de boire un café, n’importe qui peut devenir notre maître si on sait écouter. Il est extrêmement difficile pour Chang Seok de s’identifier à ce qu’il est en train de vivre. À ce qu’il était mais qu’il n’est plus.
Il est indéniable que Kim Jong-Kwan sait aller jusqu’au bout de son objectif premier. Il est capable de nous l’exposer rien que par des conversations qui semblent anodines. Par des scènes qui peuvent souvent paraître très longues, sans dialogue, où on entend les personnages réfléchir, se poser des questions, hésiter, souffrir et exprimer toute une panoplie de sentiments que les mots ne pourraient que parasiter. Le relief de ce film confirme l’évolution du réalisateur. Une fois de plus, sa subtile exploration de l'identité nous mènera au cœur de la constante métamorphose du genre humain.

Cooleur_Asia
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le 5 déc. 2021

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