Shame. Après La Piel que Habito qui le précède de quelques semaines, encore un film qui pose la psychologie humaine sur l'échiquier du cinéaste pour faire l'étude d'un spécimen bien particulier, satyr des temps modernes, et qui par sa figure archétypale s'avère pourtant si commun, si répandu, qu'il renvoie au spectateur sa propre image, blême, avilie, meurtrie. Dégradée, de fil en aiguille, pour recoudre les morceaux de tissu d'une enfance en lambeaux... mais stop, je n'en dirai pas plus.
A vrai dire, ce sont des thèmes connus et reconnus, bien sûr, servis par des manifestations explicites du mal-être, de l'absence d'estime de soi, de profonde vacuité d'âme. Tout cela, ce n'est que pour mieux amener un signifié porté à bout de bras par un signifiant faisant ressortir une sorte d'essentialisme cinématographique, reprenant l'expressivité primitive du cinéma muet en l'encadrant de longues phrases musicales dirigistes... qui ont leur revers, certes, à l'instar de la scène d'entrée des regards croisés dans une rame de métro, presque trop « habillée », dès l'accroche, sans raison apparente, comme si le but était de former une boucle avec le dénouement.
La beauté de la réalisation est troublante, terriblement efficace pour dénoter ce que l'on veut bien y trouver, une fois le sens primaire du scénario acquis. Si bien que les « orgies du pauvre » sont ostensiblement sexuées, mais ne sont pas fondamentalement racoleuses, tout juste purement dérangeantes, affreusement belles. Érotiques, mais pas érogènes, elles sont l'écho sourd des ombres de monades urbains qui se frôlent sans s'envisager, se parler, se connaître, et qui un court instant partagé, fatalement monnayé, au-delà de l'interface d'une séduction par les mots, se rassasient, pour combler une faim récurrente et inextinguible.
Ces scènes de sexe, en ce qu'elles ont de vrai, de cru, ont toujours tendance à me mettre mal à l'aise. Je ne suis à coup sûr pas le seul dans ce cas, et c'est bien là tout l'intérêt d'un film qui doit mettre à mal nos inhibitions pour susciter l'inconfort puis le dégoût pour choquer, déboussoler, inciter à la réflexion pendant de longues scènes contemplatives, aux confins d'un « 2001du cul », souvent tellement esthétiques qu'elles accentuent notre sentiment de culpabilité... et donc de honte.
En soi, bien mal serait d'avoir totalement honte, car ce sentiment purement social, manœuvré, orchestré par un habitus qui dicte les conduites correctes, n'est pas même respecté des plus puissants, détenteurs de la morale, ou du moins en surface, le temps d'un discours édifiant, démontrant une nouvelle fois la fatuité des mots.
Si des situations peuvent prêter à sourire dans cette partie de chasse, c'est parce qu'une situation psychique extrême appelle conséquemment une emphase de la mise en scène qui me ferait presque honteusement penser à Requiem For A Dream. L'impasse dans laquelle se trouve le sujet place l'absurde au centre du drame, appuyé par la compagnie de sa sœur qui produit un viol de l'intimité et par conséquent une rupture entre son monde intérieur et le monde extérieur.
Et au fond, si l'on peut paraître si cynique, c'est surtout pour se prémunir d'assauts impudiques au moyen du rempart de la moquerie et de la distanciation, comme dénonciation arbitraire du vraisemblable. Heureusement, le cinéma d'auteur fait ses preuves, rigoureusement détaché du documentaire, travaillé au corps et à l'âme, pour exprimer une réalité de l'être peut-être trop démonstrative, mais tellement persuasive...
Aussi, ce que l'on peut voir comme des longueurs n'en sont pas pour moi. Un film plus rapide n'aurait laissé le temps de se dire les choses qu'à demi-mot, de se parler, et de se masturber - comme diraient les mauvaises langues - que de manière superficielle, sans jouir d'une interprétation creusée. Être avec soi, en soi, ne pas sortir de soi, se répandre un instant au dehors, puis retourner en soi. Fixer les traits de Fassbender, capter des bribes de pensées, d'humeur, toutes subjectives, pour la plupart certainement fausses... Puis s'approprier l'autre, pour redevenir soi, et gagner en épaisseur.
Après Hunger, la Faim, Mc Queen (numéro 2) ajoute un nouveau péché capital à ses commandements, la Honte, pour frapper un grand coup et imposer sa vision prophétique du cinéma, sans atteindre le prêchi-prêcha messianique et subrepticement racoleur de Malick dans The Tree Of Life. Est-il temps que le cinéma se mette à nu pour exacerber les courbes d'Eve et d'Adam ? Serait-ce enfin le signe d'un entrebâillement de la maturité du cinéma américain départi de l'emprise d'Hollywood ? Shortbus aura pu ouvrir la voie, d'autres auront su s'en servir bien plus adroitement. Une bonne appréciation du film, un grand coup pour l'expérience.
Vous savez, ce genre de phrases, « vous n'en sortirez pas indemne », « c'est le genre de film qui ne laisse pas indifférent », vous les entendrez, dans votre tête, dans votre entourage... Et une fois la piqûre de xanax administrée, et sans doute avec beaucoup d'empressement à l'autopersuasion, vous comprendrez pourquoi.