Quoi dire, quoi dire encore sur un film qui - aimé ou haï - est incapable de laisser le spectateur indifférent, aussi bien en 1980 qu'aujourd'hui ? C'est peut-être là son problème : on en a trop dit, dès le début. Les analyses, plus ou moins pertinentes, se comptent par centaines, par milliers. Elles naissent spasmodiquement, sur tous les continents, de jour comme de nuit, avec un ton enjoué, fanatique, polémique, suspicieux, frustré, comblé, etc. Et quel plaisir, après tout, de se dire que le cinéma puisse autant faire parler de lui à travers une oeuvre, qu'une oeuvre puisse autant faire parler du cinéma et de son public, à travers elle. Chaque analyse du Shining tente d'élucider le mystère auquel elle se confronte, avec témérité, même en faisant voeu d'humilité et en voulant simplement énoncer quelques faits "objectifs" sur le film. C'est à qui trouvera en premier le sens profond et total de cette vaste machine, le shining, celle dont on n'a jamais fait le tour, qui nous hante encore, qui se pose comme une sorte d'évidence du cinéma d'horreur et, osons le dire, comme un mythe nouveau des temps modernes, sans que jamais on n'en puisse en avoir une saisie parfaite ou consciente. Jack Torrence parcourant son dédale intérieur, versant la bile et le sang de ses compagnons de route, Dany redécouvrant que "je est un autre", et j'en passe. Il faut bien l'avouer, toutes ces lectures sont souvent brillantes, fines, respectueuses du matériau initial, utiles, jusqu'à faire le délice des spectateurs, avant ou après le visionnage, jusqu'à devenir un nouveau volet de l'histoire du film ; sa réception n'étant jamais pleinement consommée et toujours à interroger.
Moi-même, je me suis largement prêté à l'exercice de l'interprétation, de l'analyse, et continuerai encore, ça ne fait aucun doute. Seulement, je crois que devant ce flot continu d'hypothèses et de lectures, devant ces vagues de paroles et de débats, le shining risque de se noyer et d'être inexorablement attiré vers le bas, comme dans un puits sans fond, à force aussi de circonvolutions. A vouloir trop célébrer la grandeur du film, on risque de le malmener.
Ce qui me semble donc être une solution, pour tous les amateurs du film qui voudraient ne pas se priver de le revoir encore et encore sans jamais s'en lasser, c'est de laisser place au silence. Le film est très peu bavard, il y va de sa force et de son mérite, et c'est peut-être une posture semblable que nous devons adopter, pour être en accord avec ce que nous avons en face des yeux : le silence. Une contemplation ? Peut-être, si elle ne prend pas la place du regard critique qui toujours doit être en éveil.
L'ouverture du Shining est à ce titre un bon exemple. Qui, face à ces paysages montagneux hypnotiques et à l'approche du Dies Irae de Berlioz, aurait quelque chose à dire ? C'est une scène qui se voit toujours dans le silence, qui s'écoute, comme une eau qui coule. Un seuil nécessaire pour entrer dans le film, le silence donne le la, il ouvre l'espace en même temps que le sens, il fait se dilater le temps, il cristallise une émotion.
Essayez donc, la prochaine fois que le film se lance, de conjuguer ces deux principes : la quête obstinée des yeux, à l'affût de nouvelles découvertes dans le film, et le silence, la contemplation sonore. Sans doute, l'expérience ne vous déplaira pas !
Belle journée, et ne laissons pas sombrer dans l'oubli, à aucun prix, l'Overlook Hotel