Drôles de drames
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Altman adaptant Carver. Difficile de faire plus évident comme association. L'un passe son temps à créer des images dénonçant les faux semblants de la société américaine, l'autre s'acharne à mettre par écrit l'impossible compréhension entre les êtres humains. Les deux sont de vrais artistes, c'est à dire des obsédés, qui ne cessent de crier toujours la même chose, jamais de la même façon, jusqu'à épuisement.
Chez Carver, une certaine forme de beauté vient se former de l'étrange mariage entre le minimalisme de son expression et la complexité des sentiments qu'il aborde. A défaut de pouvoir saisir l’entièreté de ce qu'il se passe, de ce qui est en jeu, Carver saisit les bords du trou que les êtres humains passent leur vie à éviter. Si l'on prend par exemple sa nouvelle "Little Things", non adaptée dans Short Cuts. Elle est particulièrement courte, tenant en quelques pages. Elle consiste en une "simple" dispute de couple, au milieu de laquelle se place leur enfant, littéralement écartelé entre ses deux parents. La nouvelle est marquante à plus d'un titre, mais c'est surtout la manière dont sa chute est agencée qui la rend si singulière : "He felt the baby slipping out of his hands and he pulled back very hard. In this manner, the issue was decided."
Cette glaciale formulation indirecte est pour moi un exemple parfait de la puissance de son écriture.
Mais cela fait mal de lire Carver. Ça nous montre ce qu'on a pas forcément envie de voir.
En même temps c'est tellement sincère, tellement plus vrai que d'autres choses. Et puis bon, la base de la littérature c'est "dites le avec des fleurs". Il y a toujours quelque chose pour nous aider à dépasser cette simple exposition des problèmes, on écrit pas juste pour remuer le couteau dans la plaie (du moins, quand on ne s'appelle pas Franz Kafka).
Entre la plume et l'écran, il y a tout un monde. Je ne m'attendais pas à ce qu'Altman adapte "fidèlement" Carver (qu'est-ce que ça veut dire de toute manière ?), par contre je m'attendais à quelque chose qui aille au-delà de la simple exposition de faits.
C'est pour moi le gros problème de "Short Cuts". Oui les histoires sont intelligemment entrelacées, mûrement réfléchies dans leurs connexions. Oui il y a un instantané bien agencé de l'Amérique du début des années 90, où l'on consomme énormément, où l'on bouge beaucoup, mais pas tant pour se défouler que pour éviter l'immobilité, qui pourrait bien nous ramener à nos ruminations. A l'idée que, tout bien considéré, c'est un peu de la merde ce qu'on vit.
Oui, il y a de tout ça dans "Short Cuts"... Mais c'est tout. Je n'y ai pas senti ce "reste" indescriptible, ce point qui rend le tout différent de la somme de ses parties, comme dans la nouvelle de Carver citée plus haut,
"Short Cuts" m'a paru assez lisse et sage, ce qui est plutôt ironique pour un film se voulant traiter des fêlures humaines. Finalement les individualités n'y sont pas si singulières que ça. On retombe toujours sur des hommes traitant les femmes comme des objets. On trouve toujours des femmes qui ne semblent exister qu'à travers les hommes. Les conclusions sont toujours les mêmes. Avant et après Short Cuts, on garde cette impression d'être coincé dans nos problèmes. Les crises ont beau être traversées, les changements n'arrivent jamais. Les hommes ne sont jamais jugés pour leurs horreurs. Le constat de base est perspicace, mais jamais dépassé. Rien ne semble rester d'un possible espoir de rupture, de rédemption, quelle que soit la forme que cette dernière peut prendre, comme l'expriment "A Wedding" ou "California Split" .
Nous sommes bien loin de ses expérimentations des années soixante-dix. Peut-on expliquer cette absence à son retour en grâce auprès des studios ? D'après mes lectures, le temps et les contraintes budgétaires auraient apparemment également joué de ce côté. "Short Cuts" reste une œuvre agréable à regarder, mais qui reste à mon opinion une œuvre mineure d'Altman.
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Créée
le 7 déc. 2022
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