La modestie des moyens expliquerait, dit-on, l’épure de Shotgun Stories. Mais à le voir à rebours de la filmographie désormais flamboyante de Jeff Nichols, on est en droit de se poser la question : a-t-il forgé dans l’adversité cette tonalité consistant à dire peu sur des sujet plus ambitieux, ou cela était-il déjà dans ses intentions initiales ?
Le contexte de la tragédie fratricide était en effet propice à l’emphase : c’est d’ailleurs une gradation qui semble construire le récit, initié par la mort d’un homme ayant refait sa vie, reniant sa première famille et ses trois fils pour une vie plus rangée. Les funérailles, où le fils Son (épaulé par ses frères Kid et Boy, prénoms archétypaux un brin poussifs, mais dont on excusera la naïveté à mettre sur le compte du premier film…) crache sur le cercueil, souillant l’oraison funèbre d’une vérité qu’on préférait oublier.
Le rapport aux parents a toujours été l’un des centres névralgiques du cinéma de Nichols : la mère ici haineuse, schizophrène dans Take Shelter ou tendrement démissionnaire dans Midnight Special est une figure d’une étrange absence : les femmes, d’ailleurs, subissent passivement la folie vengeresse des hommes, qui ne parvient à enrayer la mécanique tragique. Sur ce point, Jeff Nichols atteste d’une maturité étonnant pour un premier film. Il ne s’agit pas d’opposer deux camps, mais de distribuer à part égales la stupidité et l’aveuglement. On croit un temps que la nouvelle fratrie appartient à une autre classe, et qu’une fracture sociale va alimenter les conflits. Il n’en est rien : l’Arkansas semble ici niveler les statuts, en témoignent ces nombreuses transitions paysagistes de champs de coton ou de fleurs, esthétiquement indifférents aux agitations vaines des hommes qui les traversent.
La profondeur de champ est par ailleurs une dimension essentielle de la dramaturgie : a de nombreuses reprises, le premier plan est occupé par des personnages statiques tandis qu’une voiture entre dans l’arrière-plan, le plus souvent antagoniste. Cette lenteur de la prise de contact, alliée au sens des ellipses concernant les pics narratifs (procédé très fréquent chez Nichols) établit un rythme atypique et fascinant. L’essentiel, en effet, n’est pas dans le fracas des corps ou des mises à mort, mais dans ce qui les motive, ou pourrait les désamorcer. Le personnage de Shampoo, sorte de marginal à l’œil entravé d’un bandeau blanc, venant sans arrêt envenimer les relations, fonctionne comme le détonateur : figure dévoyée de l’allégorie de la justice, à moitié aveugle, il incarne l’erreur de ces frères qui demandent sans fin réparation.
En ce sens, la stratégie d’un des frères coach sur le terrain de basket, est un symbole éclairant : il s’agit de placer les individus et de réfléchir à une chorégraphie. Mais dans ce monde étrange où rien ne semble vraiment fonctionner, on doute pendant toute la première partie de son statut : a-t-il vraiment des joueurs à placers ? N’est-il pas dans une sorte de délire solitaire ? Car Shotgun Stories aborde aussi cette question fondamentale de l’oisiveté Assis dans la rue, l’un des protagonistes affirme : « If owned this town, I’d sell it ».
Le caractère taiseux des rednecks, leur incapacité à socialiser parce que la parole n’a pas sa vertu de liaison. Ainsi, lors d’un affrontement, Son reproche à un de ses frères de s’être emporté… mais à l’autre de s’être défilé.
Mais la noirceur du propos ne l’emporte pas cependant entièrement, et on reconnait là l’autre patte de Nichols : comme dans Take Shelter, c’est la voie d’un apaisement qui se profile, par le biais d’une maturité, qu’on pourrait qualifier de l’adoption d’une part féminine par le protagoniste, qui s’ouvre à la paternité et aux autres, à la manière de Mud. Son doit laisser partir (thème central de Midnight Special, inversé dans les polarités père/fils) le père pour accepter que l’inaction soit le geste fort : baisser les armes et boire, au soleil, une bière avec les survivants, dans l’espoir que les générations futures ne portent pas la haine des origines.
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