L'empathie du psychiatre, selon Scorsese
"Shutter island", est au départ un roman de Dennis Lehane, spécialiste des scénarios complexes, parfaitement taillés pour être adaptés au cinéma. En témoignent les "Mystic river" et "Gone baby gone", qui eurent un succès logique en leur temps. Scorsese s'y colle à son tour, avec une adaptation extrêmement fidèle au roman (à un détail d'importance près, j'y reviendrai), au point que j'en ai abandonné la lecture tellement elle ne m'apportait rien de plus que le film. C'est l'un des très rares cas où le film me séduit bien davantage que l'original.
Scorsese réussit dès les premiers plans à créer une ambiance oppressante, qui ne nous lâchera plus. L'arrivée sur l'ile, sœur jumelle de l’héroïne des "dix petits nègres" d'Agatha Christie, le son grave et inquiétant de quelques coups d'archet, la montée en puissance d'une musique angoissante à l'entrée dans le fort : tout contribue à donner dès le départ quelques sueurs froides au spectateur, et jusqu'à la scène finale, cette tension ne cessera de croitre. L'hommage à Hitchcock, maitre du genre, est récurrent, la scène sur la falaise en étant le meilleur exemple, jusque dans son graphisme délicieusement rétro.
L'histoire, à présent. Elle est riche, pleines de détours, complexe. Le genre qui me séduit, je l'avoue : je prends toujours beaucoup de plaisir devant un film qui me fait chauffer les neurones. La charge émotionnelle est extrêmement forte par moment, notamment lors des flashbacks dans les camps nazis ou aux évocations du drame familial de Teddy. Les éléments surréalistes que Scorsese y superposent parfois confèrent à ces scènes de cauchemar une intensité exceptionnelle, avec la pluie de cendres pour point d'orgue.
[Spoilers dans la suite]
Autre qualité incontestable du film : son final d'exception, en forme de twist dans le twist. Car si certains esprits futés - dont je ne suis pas - avaient deviné à l'avance que le véritable patient de cet asile pour dangereux criminels était l'enquêteur lui-même, sa phrase finale ("quel choix serait le pire : vivre tel un monstre ou mourir comme un honnête homme ?"), est un vrai trait de génie scénaristique. Bien qu'absente du roman (qui se termine donc sur une simple rechute d'Andrew dans sa folie et l'échec du traitement), mais certainement acceptée par Lehane lui-même puisqu'il est producteur exécutif du film, elle autorise une nouvelle interprétation, brillante : guéri, il fait comprendre à son psychiatre bouche bée qu'il préfère simuler la rechute et accepter la lobotomie, en honnête homme qui reconnait son crime, plutôt que de vivre avec l'affreuse réalité. Brillante manière de souligner que la folie n'est pas un choix, mais bien souvent le seul moyen de survivre pour un esprit traumatisé, et que la guérison, dans des cas aussi extrêmes, ne peut guère soulager le malade, bien au contraire.
La compréhension du film peut également s'enrichir à chaque nouveau visionnage, du fait de la dualité des points de vue. En découvrant le scénario la première fois, on se place logiquement dans la peau de Teddy/Andrew, manipulé sans qu'on le sache par ses psychiatres pour l'aider à guérir, et on prend le final en pleine tête. Mais dès la seconde fois, on se déplace forcément vers le rôle du docteur, et là c'est l'émerveillement ! On parvient peu à peu à distinguer le réel de l'hallucination, dans les rencontres de Teddy. Les tentatives de manipulation de ses psychiatres sont également si nombreuses, les perches pour l'amener peu à peu vers la prise de conscience si habilement tendues et diverses, que c'en devient un jeu de toutes les dénicher. Plus tard, d'autres éléments viennent encore s'ajouter à cette lecture qui devient littéralement fascinante : quid de la complicité des autres pensionnaires, par exemple ? Est-elle volontairement imparfaite, pour l'aider à discerner par lui-même les failles de sa personnalité ? Mais la situation n'échapperait-elle pas partiellement au personnel, au bord de la panique à partir de sa fuite explosive ? Cette richesse scénaristique, source de multiples interrogations, est proprement jouissive.
Enfin, le thème abordé par le film, dans son contexte historique, est très intéressant. Dans les années 50, le traitement réservé aux soi-disant fous était primaire : la surmédicalisation ou la lobotomie. Ce film, malgré les visions hallucinées qu'il propose (Dachau, le crime du lac), décrit paradoxalement l'empathie d'un psychiatre, qui voit un patient avant de voir un prisonnier, démarche avant-gardiste s'il en est, pleine de bonté. Teddy, guéri, salue avec reconnaissance le dévouement extraordinaire de ses docteurs ("vous ne m'avez pas lâché", "vous seuls avez tenté de m'aider"). Je viens d'ailleurs de visionner "Vol au-dessus d'un nid de coucou", tourné en 1975, et qui vient en parfait complément à "Shutter island" : là où l'un dénonce brillamment l'attitude abusive, tyrannique, du milieu psychiatrique envers ses pensionnaires déshumanisés, l'autre propose une alternative humaniste à l'habituelle façon de les considérer. Alternative qui, on l'a vu, si elle a le mérite de respecter bien davantage l'humain et sa dignité, n'aboutit hélas pas forcément à un meilleur résultat clinique. La question du traitement de la folie reste très largement ouverte aujourd'hui, à l'heure de la toute-puissance des labos pharmaceutiques, et de la nouvelle loi fortement contestée sur l'internement, votée en 2011...
Vous l'aurez compris : "Shutter island" est à mon sens un film majuscule, jubilatoire.