Préalables



Admettre, d’abord, la durée assez inhabituelle du film – quatre heures trente dans la version dont je dispose ; mais divisée en deux parties, en deux films, eux-mêmes partagés en six chapitres, en chants plutôt, si l’on retient déjà l’idée de l’épopée suggérée par le titre, Sibériade, l’évocation sur trois générations d’un village reculé, aux fins fonds de la Sibérie.


Admettre encore l’excès de pathos, tellement slave ; mais Sibériade n’est pas un film particulièrement bavard, les sentiments ne s’y étalent pas, sauf peut-être dans la dernière partie, entre les deux principaux protagonistes, après leurs retrouvailles avortées, Mikhalkov qui ici fait l’acteur (et plutôt bien) et Lyudmila Gurchenko, grande actrice russe, également présente en 1979, et dans un rôle finalement très semblable, dans Cinq soirées, réalisé par … Mikhalkov.


Admettre enfin le mélange, jusqu’à la plus grande confusion entre réalisme, excès expressionniste, jusqu’au burlesque qui peut envahir les moments les plus tragiques, ainsi lors de l’arrestation très mouvementé du révolutionnaire évadé dans la toute première partie du film, quand le désordre des bagarres ou le jeu avec les bombes (jusqu’à la représentation graphiques de celles-ci) revêt un tour presque cartoonesque (on peut même songer aux bombes dessinées dans Tintin, lors de l’évocation des révolutions sud-américaines). Sibériade accorde également une place importante au symbolisme, avec une accumulation de symboles et d’allégories, à la fois à travers les personnages, les objets, les lieux – le vieux de la forêt, personnage éternel, le révolutionnaire, l’étoile, la route de la crinière du diable, la porte … C’est en réalité ce mélange si étonnant, si apparemment dépareillé entre réalisme, expressionnisme et symbolisme, avec même des bribes d’impressionnisme, dans la convocation des quatre éléments, ou de surréalisme, qui finit par définir le lyrisme, si particulier et finalement si cohérent qui est la marque absolue du cinéma russe de toujours.



Une épopée ?



Le doute est possible – dès le début du film, avec des micro-événements dans un cadre limité (mais pas confiné, car ouvert à toute la nature environnante), qui relèvent plutôt de la chronique, des liens, des rapports des hommes avec leur environnement et avec leurs semblables. En réalité l’épopée apparaît d’abord à l’occasion des intermèdes – l’apparition, dans un noir et blanc en sépia de l’époque, d’images d’archives retraçant l’histoire de la Russie, depuis la révolution d’octobre jusqu’à la guerre contre l’envahisseur nazi et jusqu’aux développements les plus récents, avec un montage épileptique, la tradition soviétique à nouveau, porté par les nappes magnifiques, symphoniques, électroniques, apocalyptiques et épiques composées par Edouard Artemiev.


Dès lors c’est bien cette dimension qui, finit par s’imposer.



Troie (Ilion) ?



Ce n’est pas forcément à l’Iliade, à la geste homérique que Sibériade, malgré son titre, fait immédiatement songer. De façon plus directe, plus explicite, le film évoque d’abord l’épopée du peuple russe sous l’ère soviétique. Et la grande Histoire se trouve directement transposée dans la petite histoire, celle d’un village isolé, aux confins de la Sibérie – où les affrontements répétés entre deux familles, les Solomine, hobereaux locaux, et les Oustioujanine misérables, presque leurs serfs, constituent une variante très locale de la lutte des classes qui s’engage dès les premières images à l’échelon du pays.


Au-delà de ce contexte (trop) évident, le récit de Sibériade revêt aussi un tour fortement shakespearien, avec la reprise (et même à deux reprises) du drame éternel de Roméo et Juliette, quand Oustioujanine et Solomine jouent et rejouent l’affrontement entre les Montaigu et les Capulet.


Certes. Mais c’est bien la référence à la guerre de Troie qui offre sans doute les clés les plus intéressantes pour entrer dans Sibériade.


Chaque chapitre s’ouvre sur une arrivée, souvent un retour, un personnage qui vient bousculer la vie des villageois, apporter, finalement sous la contrainte, la civilisation, le progrès, les orientations imposées par le nouvel ordre qui s’installe, celui de l’Etat central et de Moscou – dont on ne verra les hauts responsables que dans le dernier chant. L’Etat à la conquête de Troie.


Le village, quasiment jusqu’à la fin, se trouve placé sous la tutelle du vieux roi Priam / Solomine. Et les affrontements entre les deux clans commencent avec le combat pour gagner le cœur de la Belle Hélène et avec l'enlèvement de celle-ci. Et la multiplication des combats (jusqu’à la mort), entre Spiridon Solomine, représentant de son clan, presque jusqu’aux derniers instants du film, et les descendants des Oustioujanine constituent aussi la déclinaison locale des affrontements entre Hector et Patrocle, puis entre Achille et Hector.


Enfin c’est bien l’intrusion du cheval de Troie, apporté par les Grecs de Moscou, qui provoquera l’apocalypse et la mort du petit village sibérien, dans une explosion dantesque. Un cheval de Troie sous la forme d’un derrick.



Tarkovski ?



Les liens entre Kontchalovski et Tarkovski, sont importants, remontent à près de vingt ans et se sont traduits dans des collaborations essentielles (notamment l’Enfance d’Ivan ou Andrei Roublev). On en trouve plusieurs manifestations dans Sibériade :


• L’apport d’un même compositeur, Edouard Artemiev, pour une BO d’ailleurs magistrale ;
• Un intérêt partagé pour les éléments naturels, l’eau en premier lieu, omniprésente dans Sibériade ; et au-delà, un goût marqué pour les eaux croupissantes, dans des paysages ruinés, incertains, pas du tout soumis par l’homme ;
• Des références esthétiques très semblables, à commencer par la plus immédiatement visible, cette alternance entre la couleur et un noir et blanc magnifié par le sépia. Le recours aux tonalités sépias est d’ailleurs particulièrement habile dans Sibériade – puisqu’il permet de passer, sans aucun hiatus, des références au réel portées par les images d’archives à une fiction dès lors ancrée dans ce réel, avec l’évocation, assez remarquable, de la guerre contre l’armée allemande en 1943 et la première rencontre « positive » et déterminante entre un Solomine et un Oustioujanine.


Mais ces points communs, assurément intéressants, portent essentiellement sur les aspects formels du film.



Soviétique ?



Les rapports d’Andrei Tarkovski avec l’Etat central, ont toujours été plus qu’heurtés, jusqu’au drame et à l’exil imposé. Et en cette même année 1979, il va d’ailleurs achever le tournage (pour le moins chaotique de Stalker), qui n’arrangera sans doute pas ses relations avec les hautes sphères dirigeantes. Sans qu’on puisse les tenir pour des apparatchiks, Andrei Kontchalovski et son jeune frère Nikita Mikhalkov ont par contre toujours noué des relations privilégiées avec les responsables officiels de l’URSS.


Sibériade apparaît pourtant bien peu orthodoxe par rapport à l’idéologie communiste.


Sans doute le film célèbre-t-il, dans ses intermèdes notamment, l’histoire récente du peuple russe et sa lutte collective pour une société sans classe – jusque dans un village reculé de Sibérie ; sans doute le cinéaste disposait-il de moyens énormes mis à sa disposition par le parti Communiste pour célébrer son congrès …


… Mais le projet initial, la réalisation d’un film sur l’industrie et sur les travailleurs du pétrole (qui n’apparaissent que dans la dernière partie de Sibériade) est totalement détourné. Et dans l’épopée réalisée par Kontchalovski, la position officielle est même singulièrement malmenée – à travers les piques régulièrement adressées à une société centralisée à l’excès, dysfonctionnant constamment, et plus encore dans les décisions ultimes, prises à Moscou par les instances officielles officiellement réunies, qui aboutiront à la destruction du village et de la terre au nom du pétrole et de la rentabilité.


Le discours tenu par Kontchalovski est à l’évidence bien peu conforme. Et dans la lutte essentielle entre un univers naturel et immobile d’une part, l’histoire et son mouvement irréversible d’autre part, le choix du réalisateur penche à l’évidence vers la Sibérie éternelle et immobile – le choix d’un véritable panthéisme à des lieues du réalisme ambiant.



Images



Il y a d’abord dans Sibériade des leitmotivs, des rimes plutôt, qui marquent le début et la fin de chaque épisode, de chaque chant :


• L’immense plongée sur le fleuve et son horizon, une image que l’on retrouvera régulièrement chez Kontchalovski (ainsi dans Maria’s lover) ;
• La vieille porte de la ville, finalement abattue par le véhicule des envahisseurs et annonçant la chute de Troie ;
• La tombe et l’immense panorama dégagé depuis le cimetière ;
• La perspective de la route, vers la Crinière du Diable, édifiée à mains nues au cœur de la forêt par l’ancêtre des Oustioujanine.


Ces marqueurs définissent le cadre, celui de l’épopée - et s’y inscrivent alors toute une succession d’images d’une grande beauté :



  • Le jeu permanent sur la couleur sépia, déjà évoqué, et la confusion qui en résulte entre réalité et fiction ;

  • Les marais qui s’enflamment, sous l’effet des gaz et tous les feux qui encerclent le père et le fils ;

  • Le bout du monde, le bout de la route enfin atteint, avec une masure ruiniforme, misérable, dans un paysage délabré et beau ;

  • Jusqu’au pandémonium final avec l’effondrement et l’explosion du derrick …


    Mais à présent il n’est plus seulement question d’esthétique.




Sibériade



Le film en effet est une ode à la Sibérie. Et plus qu’à la Sibérie, à la nature et au temps immobile, au cycle des saisons. On songe à l’image, à peine forcé, de l’aïeul terrassé, s’effondrant sur une fourmilière, jusqu’à se confondre avec la terre où il est tombé. On songe à l’allégorie du vieux de la forêt, sans âge, mais toujours présent, silencieux et sage, par-delà toutes les transformations extérieures ; on songe aux amours contrariées mais plus que sensuelles et toujours renaissantes ; et on songe à la fusion constante des quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu, qui se confondent, s’épousent, parfois s’opposent mais demeurent impossibles à domestiquer.


Sibériade est une épopée immobile.


à BBP

pphf
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le 8 janv. 2018

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