"On ne peut jamais vous déporter plus loin que la Sibérie"
"Sibériade" devait être au départ un film dédié aux travailleurs du pétrole en Sibérie, mais Konchalovsky et le scénariste V. Ezhov ont bifurqué et ont préféré centrer leur film sur la vie d'un petit village de Sibérie, entre 1910 et les années 60, un village à la marge du monde et de l'histoire. Ici, des familles s'affrontent sur plusieurs générations, mais les bouleversements brutaux qui ont lieu dans le monde extérieur n'arrivent qu'avec retard, et se butent à la résistance des choses.
Je pourrais tenter de résumer l'histoire mais ce serait fastidieux, d'autant que j'avais parfois du mal à m'y retrouver, car certains personnages, qui vieillissent, sont joués par des acteurs différents. En gros deux familles s'affrontent, les Solomine, qui sont des hobereaux de l'ordre ancien, et les Oustioujanine, désargentés, avec une conscience de classe et un goût pour le progrès. Les Solomine, ce sont souvent des femmes rousses qui ont chaud aux fesses, mais on se concentre tout de même davantage sur les Oustioujanine : le père, original qui trace une route à travers la forêt en suivant une étoile. Le fils, un voleur qui s'enthousiasme pour la Révolution d'octobre, quitte le village et revient forcer les paysans à finir la route pour aller jusqu'à la Crète du Diable, un marais qui semble regorger d'hydrocarbures mais suscite des hallucinations. Enfin, dans la partie 2, le petit-fils, Alexei, élevé parmi les Pionniers, qui s'engage dans la 2e guerre mondiale, puis revient comme foreur de puits. Cette deuxième partie se passe dans les années 60, alors que le village a été déserté par les jeunes, est menacé d'être ennoyé par la folie des grandeurs communiste et est finalement ravagé par un incendie alors qu'on vient d'y trouver du pétrole. Alors que le responsable communiste se dispose à partir, il revoit dans une hallucination tous les morts qui viennent le saluer et lui apportent un bouquet.
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Plutôt qu'une critique très structurée, je vais m'en tenir à des impressions notées en cours de visionnage et complétées.
Partie 1
De très belles couleurs, avec une lumière d'une clarté à la fois aigüe et oblique. Passage au noir et blanc à la fin de chaque chapitre.
Un symbolisme un peu lourd par moment : le père qui taille sa route à travers la forêt en suivant une étoile ; les framboises que la jeune fille accepte d'un moujik, symbole de sa voracité sexuelle et de son amoralité ; la balançoire avec les deux prétendants et elle qui mène le jeu. Le père, qui retourne à la nature en faisant un infarctus sur une fourmilière.
Pour représenter les évolutions du monde extérieur, des montages d'images d'archives saccadées, sur une musique électro faisant parfois penser à du Sigur Ross, voir des hommages à Eisenstein et à sa théorie du montage.
Partie 2
Excellent début, avec l'arrivée d'Alexei, de retour à Ielane pour y créer une cité ouvrière, et les derniers feux de la vie paysanne avant l'éradication. La porte du village est défoncée, le village est hanté par des petites vieilles en noir interchangeables, le cimetière est un des seuls lieux fréquenté.
La fin, avec l'explosion du derrick et les scènes d'action sèches et viriles, fait beaucoup penser à "Runaway train".
Au terme du visionnage, et après avoir vu les suppléments du dvd où Konchalovski, qui ne cache pas quelques réserves vis-à-vis du film, je dirais qu'il ne faut pas comparer, comme j'ai pu le faire instinctivement, ce film avec son pendant allemand, "Heimat". "Sibériade" est bien antérieur, et ne fait au fond que 3 h 30, ce qui est peu au regard de l'ambition de départ. On peut regretter que les personnages soient pour beaucoup des archétypes (surtout dans la première partie), que le symbolisme visuel, ou basé sur les effets d'échos, soit parfois trop schématique. Konchalovski dit qu'il était à l'époque inspiré par les théories panthéistes de certains philosophes russes (sans doute via Tarkovski ?). D'accord, mais son style, magnifique pour les paysages, les éclairages si particuliers de la Sibérie, est plus narratif que contemplatif, et je reste sur l'impression que ce réalisateur sous-estimé reste malgré tout un rationaliste avant tout, même quand il s'essaie à la mystique. Par contre je n'ai pas compris en quoi il revendiquait une dimension épique pour son film. Il y a une dimension folkloriste (les musiciens, et le Russe parlé est apparemment dépaysant), mais pas trop poussée non plus.
"Sibériade" n'est pas une chronique, un film historique à la "Heimat", c'est un film qui s'essaie à une forme de spiritualité à la Tarkovski, qui décrit un espace oublié du reste du monde, la Sibérie, une sorte de grève léchée par le flux et le reflux des vagues de l'histoire.