Faire une critique du 24ème long-métrage de Martin Scorsese, c'est déjà briser le Silence qui lui donne son titre, et peut-être risquer de dénaturer la pureté de son message...
Cela dit, ce film complexe et apparemment austère recèle une telle subtilité qu'il serait facile de se méprendre sur l'intention du cinéaste et de n'y voir qu'une vision manichéenne des guerres de religions et des horreurs qu'elles entraînent. Au point que fleurissent dans beaucoup d'articles à son sujet les avis courroucés de ceux qui le croient prosélyte et moralisateur, alors qu'il est à mon sens l'exact opposé de ces regrettables dérives.
Les prêtres Jésuites Rodrigues et Garupe partent pour le Japon du XVIIème siècle, à la recherche de leur mentor spirituel, le père Ferreira, qui a disparu dans un contexte terrifiant : la traque et la persécution par le shogunat des Tokugawa de tous les convertis au Christianisme et des représentants de l'Eglise. Une lettre sujette à caution prétend que le missionnaire a abjuré sa foi et adopté le mode de vie traditionnel des Bouddhistes japonais. Refusant de croire ce qui à leurs yeux et à ceux de l'Eglise signifierait la damnation pour celui qu'ils considèrent comme un saint homme, ils sont déterminés à avoir le fin mot de cette affaire, et à apporter dans une mission sacrée leur soutien spirituel aux communautés chrétiennes clandestines locales. Conscients de l'extrême danger de leur entreprise, ils s'adjoignent les services de Kichijiro, un pêcheur Japonais qui a fui son pays natal mais accepte à contre-coeur de leur servir de guide pour les mener vers un village chrétien.
Arrivés au Pays du Soleil Levant, les deux Jésuites sont cachés par des villageois trop heureux de retrouver des ministres du culte, dont l'enthousiasme face aux symboles chrétiens et aux rites de la messe et de la confession frisent l'hystérie, comme s'ils étaient des affamés à qui on proposait soudain un banquet... D'abord impressionnés par la soif de spiritualité et le courage de ces simples paysans prêts à se mettre en danger de mort pour pratiquer une religion interdite, les deux prêtres sont tout heureux de pouvoir leur apporter espoir et joie. Mais ils sont contraints de vivre comme des prisonniers, le danger s'ils sortaient au grand jour étant trop grand! De ce fait grandit en eux une terrible frustration. Ils ne peuvent rien découvrir concernant le sort de leur mentor disparu, et sont déçus de la faible portée de leur mission, aux effets limités à cette petite communauté clandestine. Leur besoin de transmettre leur foi, de propager la "Bonne Nouvelle" est impérieux, ils se sentent plus que jamais investis du devoir de sauver les âmes de "ces pauvres êtres". Et c'est bien là que le bât blesse. A trop vouloir répandre leur message au mépris de l'interdit, ils finissent par mettre leurs nouvelles ouailles en danger! Un terrible dilemme s'ensuit alors, le même qu'aurait vécu avant eux le père Ferreira : "apostasier", c'est-à-dire se soumettre face à l'Inquisiteur Inoue, et renoncer publiquement à sa foi, ou accepter courageusement le martyr.
C'est aussi là que les problèmes d'interprétation du film de Scorsese et de son sens véritable apparaissent. Là où une lecture trop simpliste et rapide mène à la conclusion qu'il s'agit d'une apologie du martyr et d'une condamnation des "diaboliques Japonais" qui ont recours à la menace, à la torture et aux exécutions pour réprimer une religion qui leur déplaît ou leur fait peur, un examen plus approfondi du parcours de ses personnages et de leur traitement narratif révèle exactement le contraire! Le titre même du film est souvent mal interprété. Y voir le silence de Dieu, c'est commettre la même erreur que celle du père Rodrigues qui désespère de ne pas entendre de réponse à ses prières désespérées! Scorsese, bien au contraire, nous invite nous-même au silence, tout comme il l'applique à son film en faisant le choix, audacieux pour une oeuvre grand public, de n'y inclure aucune musique extra-diégétique. En effet, la musique est totalement absente de la bande son, hormis quelques passages où elle est jouée ou chantée par des personnages dans l'environnement représenté, et de subtils bruitages comme par exemple l'omniprésente stridulation des cigales dans certaines séquences ou des sons de cloches et le bruit de la mer dans d'autre. Ce qu'il nous dit ainsi, c'est que la foi est de l'ordre de l'intime. Que s'il peut être bon de la partager avec ceux que ça intéresse, il est en revanche contre productif de vouloir à tout prix la proclamer, voire la hurler aux oreilles de ceux qui n'en veulent pas ou n'en ont pas besoin soit parce qu'ils en ont déjà une autre soit parce que tout simplement elle les heurte et ne peut s'accorder à leur propre vision du monde.
C'est donc d'orgueil qu'il est ici question, plutôt que du courage des missionnaires ou des vertus de l'évangélisation. L'orgueil qui consiste en une volonté aveugle d'apporter sa propre vérité, considérée comme supérieure à toute autre, à des civilisations qui ont déjà leurs propres modes de pensée. L'orgueil aussi de ceux qui ne font aucun véritable effort pour comprendre la culture, les traditions, la langue des contrées où ils sont des étrangers, car ils se croient eux-mêmes au-dessus de ça, s'imaginant apporter la lumière de la civilisation là où elle existe déjà sous une forme qu'ils ne comprennent pas ou méprisent bêtement. L'orgueil enfin de ces prêtres qui recherchent la gloire du martyr, qui l'appellent de leurs voeux et de leurs prières, qui veulent atteindre la sainteté, le statut rédempteur du Christ dont ils portent le message. Ceux-là ne se rendent même pas compte de leur "folie des grandeurs", oubliant l'humilité qui devrait être au centre de leur pratique religieuse. Ainsi, c'est l'Inquisiteur Inoue lui-même, alors qu'on aurait tendance à le considérer comme un simple tortionnaire sadique et caricatural, qui démontre au père Rodrigues, et aux spectateurs, qu'il a mieux que lui compris le message de Jésus, en lui disant "The price of your glory is their suffering" (Le prix de votre gloire est leur souffrance), ce qui pourtant ne suffit pas encore à lui ouvrir les yeux!
L'aveuglement de Rodrigues est tel, qu'il lui faudra en définitive les mots de son mentor, le père Ferreira, pour réaliser à quel point il se fourvoie, et que son entêtement, son refus de se conformer à "une simple formalité", sont la véritable cause des tortures que continuent de subir les villageois qui eux-mêmes ont pourtant déjà "apostasié"! Son esprit est jusque-là tellement fermé qu'il ne peut concevoir la vérité et la sagesse profondes des paroles de ceux qui lui demandent d'être raisonnable et d'abandonner son attitude de défi!
Ainsi encore, le véritable sage de l'histoire est finalement celui qui est considéré par Rodrigues et Garupe comme un misérable et un lâche, le pêcheur Kichijiro. Lui a compris, sans même le réaliser pleinement, que ce qui compte n'est pas de résister à tout prix, de défier l'autorité quitte à être torturé et exécuté, mais de continuer à vivre même si le prix à payer est d'être vu comme un traître, un Judas, et donc d'abjurer publiquement sa foi, à plusieurs reprises s'il le faut (tel Saint Pierre qui nia par trois fois connaître et suivre Jésus et ses enseignements), afin de préserver dans le secret et le silence de son coeur ce en quoi il croit. Tout comme Judas ou Saint Pierre, le poids de sa culpabilité le ronge, mais contrairement au premier et comme le second, il continue d'avancer et de tenter de se racheter.
Ces considérations sont à l'image du parcours spirituel de Martin Scorsese tout au long de sa vie. Lui qui souhaitait dans sa jeunesse devenir prêtre, avant d'y renoncer pour mener une autre vie, et la carrière qu'on lui connait, a intimement connu le doute et la remise en question de sa foi, des dogmes religieux, et de la pratique spirituelle. En est témoin son film le plus polémique à ce jour, La dernière tentation du Christ, dans lequel il posait déjà de nombreuses questions à ce sujet. Avec l'âge et la réflexion, il se dit aujourd'hui chrétien mais non pratiquant, ayant adopté une façon plus sereine et intime de vivre sa foi personnelle, et s'intéressant de près à de nombreuses autres formes de spiritualité, notamment au Bouddhisme dont il est aussi question dans Silence et auquel il avait consacré le très beau Kundun.
Et sa fascination et son admiration pour le Japon, ses traditions, et les modes de pensée asiatiques en général sont évidents à la vision de ce nouveau film. Son amour profond pour ce pays et son Histoire transpire par tous les pores des magnifiques plans qu'il leur consacre. Il comprend pourquoi, alors que pendant longtemps le christianisme avait fleuri et été toléré au Japon, le shogunat a fini par le déclarer hors-la-loi et interdit. Les Japonais ont simplement refusé l'intolérable assimilation impérialiste que l'Eglise avait déjà appliquée à l'époque dans nombre d'autres contrées. La fierté et l'honneur du peuple japonais dictait à ses dirigeants un refus catégorique de laisser leur nation se soumettre à ceux qui estimaient détenir la seule vérité valable et voulaient éradiquer les philosophies qui ne s'accordaient pas à cette vision exclusive. Scorsese n'approuve ni ne condamne les méthodes extrêmes employées à cet effet par le shogunat et son Inquisiteur, il en fait un simple constat. Il souffre avec ceux qui en sont victimes, mais partage également l'indignation de ceux qui refusent de renoncer à leur identité et à leurs traditions millénaires. Ce qu'il désapprouve fermement en revanche, c'est l'aveugle et arrogante obstination de ceux qui ne se voient que comme des victimes, des martyrs, des héros. Il se souvient de l'une des phrases les plus célèbres et citées d'Ambroise de Milan, sans la citer pour autant lui-même dans le film : "A Rome, fais comme les Romains". Notion déjà présente dans l'Ancien Testament, prescrivant aux Hébreux de se fondre parmi les peuples chez lesquels ils vivent, de ne pas y provoquer de troubles, de vivre leur foi et leur culte paisiblement et dans l'intimité de leurs foyers sans en faire la publicité, et dans le cas où certaines de leurs pratiques seraient interdites, de se conformer aux lois locales pour se préserver, ce qui ne serait jamais considéré par leur Dieu comme un péché. Une sagesse malheureusement souvent oubliée par ceux qui se croient plus malins que les autres ou plus courageux, mais qui est sans doute pourtant la clé de l'harmonie entre les peuples, croyants ou non. J'ai pensé à l'excellente chanson de Brassens, Mourir pour des idées, qui traite également de ce sujet.
Au-delà de toutes ces considérations philosophiques, Silence est aussi remarquable sur le plan purement formel. La composition des plans et l'utilisation de la lumière sont splendides, et, servis par un design sonore subtil et intelligent, créent une ambiance à la fois oppressante, mystérieuse, et souvent porteuse d'une inquiétude frôlant la paranoïa... La distribution est excellente, et les prestations des acteurs sont toutes admirables. Adam Driver y est d'une belle justesse, démontrant dans un rôle nettement mieux écrit que celui de Kylo Ren dans le très inégal Star Wars 7, qu'il est capable de porter avec subtilité les remous intérieurs de l'âme humaine. Andrew Garfield, déjà excellent dans le film de Mel Gibson Hacksaw Ridge ("Tu ne tueras point" en Français), incarne à merveille l'anti-héros qu'est le père Rodrigues avec toutes ses contradictions, ses doutes, son aveugle désir de faire le bien confinant aux abords de la folie (je pense notamment à une magnifique séquence, celle du ruisseau!), et un désespoir tangible. Liam Neeson nous rappelle quant-à-lui avec superbe qu'il est bien plus qu'un acteur de blockbusters d'action à la "Taken", mais qu'il est au contraire capable de délivrer une interprétation d'une force , d'une sensibilité et d'une rigueur confondantes comme il l'avait déjà fait dans La Liste de Schindler par exemple. Et n'oublions pas les acteurs japonais, tous excellents, comme par exemple Issei Ogata dans le rôle d'abord glaçant puis troublant de l'Inquisiteur Inoue, Shinya Tsukamoto dans le rôle extrêmement touchant de Mokichi, ou encore Yosuke Kubozuka dans le rôle du surprenant Kichijiro.
Quant-aux séquences de torture, d'exécutions et d'intimidation, elles sont toutes mises en images avec un sens esthétique à la fois sombre, violent et percutant. Elles ne laissent jamais froid, mais ne sombrent pas pour autant dans le misérabilisme malgré la dureté de ce qui y est représenté. Elles mettent surtout en avant la dignité de ceux qui les subissent.
En conclusion, Silence est un des meilleurs films de Maître Scorsese, un film coup de poing qui sonne son public par une mise en scène réaliste d'une redoutable efficacité. Et comme beaucoup de grands films abordant des thèmes aussi délicats et sensibles que la foi et sa place dans l'Histoire, il nécessite une ouverture d'esprit et une réflexion profondes pour être correctement compris, tout comme il a exigé de votre serviteur deux visionnages, une analyse rigoureuse, et un certain recul avant de pouvoir rédiger un article à son sujet. Nul doute qu'il caressera pas mal de monde à rebrousse-poil et ennuiera les moins patients autant qu'il agacera ceux qui ont l'habitude de camper sur des positions pré-établies et que les dogmes, quels qu'ils soient, rassurent. Pour ma part, je trouve qu'il est merveilleusement beau et puissant, et je n'hésiterai donc pas à le qualifier de chef-d'oeuvre!