Après pas moins de 30 années d’hésitations, de déboires et de désillusions, Martin Scorsese parvient enfin à porter le roman historique de Shusaku Endo, Chinmoku, sur grand écran. Silence a dès lors des allures d’achèvement dans la quête hagiographique du maestro sicilien, l’adaptation répondant à celle de La Dernière Tentation du Christ de Nikos Kazantzakis. Cette cohérence, cette linéarité du dialogue religieux qu’installe le réalisateur au cœur de son œuvre cinématographique explose littéralement dans ce long cri intérieur qu’est Silence. Plus que jamais, Scorsese interroge la foi à l’occasion de cette parenthèse austère, si ce n’est dépouillée. Sans doute Silence est-il l’un des pans les plus intimes et les plus éloquents de l’œuvre du cinéaste de Little Italy, retranchant le spectateur dans les limbes de ses croyances, acculé par cette dialectique du déchirement intérieur qui jamais ne semble se déprendre de son intention première, interroger.
« I pray but I am lost. »
Maître d’orchestre du silence, Martin Scorsese impose une austérité aussi bien visuelle qu’auditive. Toutefois, cette sobriété visuelle ne s’applique qu’à la caméra de l’Italien, figée dans le marais japonais et qui peine à se défaire d’une esthétique du dépouillement qui confère au long-métrage un goût âpre, si difficile à saisir. Les plans fixes parviennent toutefois à transmettre un certain attrait pour le Sublime, à même de signifier l’errance du jésuite Sebastião Rodrigues. La photographie de Rodrigo Prieto permet en ce sens de rendre à la fois une image austère du Japon, qui file ainsi l’image du marais, mais aussi une dimension luxuriante du pays, venant ainsi nuancer le propos final de Rodrigues. Enfin, à l’effacement de la caméra, dont les mouvements sont réduits à l’essentiel malgré certaines idées intéressantes bien qu’un peu grossières (à l’image de l’arrivée au Japon), répond l’effacement auditif. Seuls les criquets et les cris des martyrs sont effectivement à même de transpercer le silence glaçant qui règne sur les montagnes environnantes de Nagasaki.
Le dépouillement esthétique, si ce n’est artistique, de Silence répond au cheminement intérieur de Sebastião Rodrigues, incarné par Andrew Garfield que les personnages déchirés par la foi font décidément briller. Scorsese assume pleinement sa position par rapport aux questions religieuses et ontologiques, demeurant ainsi cohérent au sein de l’intégralité de son œuvre. Toutefois, le réalisateur italien évite l’écueil du manichéisme et c’est bien un dialogue qu’il met en scène. Loin de perdre son spectateur dans un christianocentrisme arrogant, Silence propose des éléments de nuance tout au long du récit. Ainsi la mention du nom de Francisco Cabral, missionnaire portugais arrogant et marqué par un européocentrisme prégnant, est-elle à interroger afin de comprendre les fondements de la christianophobie japonaise à l’orée du 17ème siècle. La légitimité des missions est elle aussi sans cesse remise en question, malgré l’emphase marquée sur la position extrême de Rodrigues. Les dialogues entre l’inquisiteur et le jésuite portugais vont alors révéler la fécondité de l’œuvre, mettant non seulement à l’épreuve la foi de Rodrigues, mais également sa vocation universelle. La question centrale de l’apostasie est quant à elle mise en relief par la tentation de l’abnégation, du sacrifice. Cette même question du sacrifice interroge le fondement de la mission de Rodrigues qui, semble-t-il, cède à la tentation de s’ériger en une figure de martyr, si ce n’est celle d’égaler le Christ lui-même. Dès lors, la position ambigüe du jeune jésuite est à relever : est-il seulement un bon chrétien ? Entre les omissions du bénédicité et la substitution identitaire au Christ, Rodrigues chemine dans l’ambivalence religieuse. Finalement, son apostasie n’est-elle peut-être qu’un pas de plus vers une foi partielle et partiale, mise à l'épreuve dans la seconde partie du long-métrage, celle d'une confrontation qui endosse l'image d'une profession de foi à même de déconstruire le récit de la première partie du diptyque.
« The blood of martyrs is the seed of the Church. »
En réalité, Silence ne semble pas mettre en doute la foi profonde et sincère de Rodrigues. Il s’agit plutôt de remettre en question la matérialité de celle-ci, sa dimension ostentatoire. Martin Scorsese pose la question d’une foi sans cesse foulée aux pieds : comment, dès lors, permettre à son cœur de s’exprimer ? L’humanisme ambiant de Silence n’est ainsi pas à considérer avec trop d’égards, puisqu’il s’agit véritablement de se déprendre des traductions humaines de la foi, afin d’en saisir l’essence au cœur d’un regard ou d’un geste de compassion. Si Rodrigues, apostasiant, semble endosser non plus le rôle du Christ mais celui de Judas, il n’en demeure pourtant pas moins proche de ses croyances intimes puisqu’il ne fait en réalité qu’accomplir le réel sacrifice de son être à travers la négation de sa nature religieuse. Il parvient par là même à l’absolution de son péché d’arrogance, qui constitue le paradoxe final de Silence, puisqu’il débute ainsi un dialogue non plus avec le néant, mais avec Dieu lui-même. Peut-être peut-on néanmoins souligner ici l’une des faiblesses du long-métrage en tant que la voix prêtée au Divin semble trahir l’intention première de Silence. Dès lors, c’est le film lui-même qui vient à se nier en brisant un silence pourtant essentiel.
Mais les Japonais ne sont pas non plus exempts de toute ambivalence. Outre les évangélisés, qui semblent se rattacher davantage à la matérialité de la foi, à son incarnation humaine transposée sur la figure de Rodrigues, les inquisiteurs eux-mêmes apparaissent dans une position quelque peu ambigüe. En ce sens, la scène de crucifixion face à la mer révèle à la fois un refus, si ce n’est une haine viscérale, du christianisme alors que les soldats reproduisent un schéma propre à l’évangile en offrant à boire aux crucifiés. Une attention particulière est également portée à la déception de l’inquisiteur lorsque Kichijiro renie sa foi pour la seconde fois en crachant sur la croix, ce qui permet de souligner le respect ambiguë que celui-ci porte pour les martyrs chrétiens. Si Martin Scorsese fait le choix d’une représentation de l’inquisiteur teintée d’ironie, il ne s’agit peut-être que d’un moyen de souligner l’humanité du personnage ou, à défaut, de mettre en relief la sagesse de ses paroles lorsqu’il échange avec Rodrigues qui, lui, peut parfois apparaître aveuglé par ce qu’il pense être l’expression nécessaire de sa foi. Cette ironie n’en demeure pas moins quelque peu pesante tant elle semble détoner de la finesse du récit. De même, certaines réécritures de l’évangile paraissent parfois un peu grossières, à l’image de la mise en scène d’un Kichijiro mué à la fois en Judas et en Pierre, reniant par trois fois sa foi et vendant le jésuite à l’inquisition. De même, l’issue du film trahit quelque peu la subtilité de son propos, à l’image du plan final, amené maladroitement. La façon dont Scorsese cherche à démontrer que Ferreira et Rodrigues gardent la foi perd étonnamment en subtilité et renoue paradoxalement avec une certaine dimension ostentatoire de la foi.
« What you are about to do, do quickly. »
Enfin, Silence est une œuvre de la rédemption, une quête de l’apaisement, dont le mouvement ne s’achève que dans la paix intérieure et le pardon. Loin de toute tentation de faire de la chrétienté une victime éternelle, Martin Scorsese cherche à mettre en scène une âme torturée qui ne trouve son salut que lorsqu’elle parvient à s’intérioriser intimement. Le Sicilien aspire non pas à souligner la grandeur de l’au-delà mais bien la paix de l’ici-bas à travers le dépassement de la souffrance, voire de la condition de martyr. Ainsi le véritable martyr est-il celui qui parvient à transgresser sa foi en la faisant sienne, dépassant ainsi un rapport de soi à soi pour s’inscrire dans un dialogue de soi au monde, de soi à Dieu. Finalement, la quête de Rodrigues répond à celle de son mentor, le Père Ferreira : c’est dans sa négation, dans son refoulement, dans sa souffrance que la foi est la plus pure, la plus sincère et la plus proche de la vie.
Silence est donc un film à la fois austère et abrupt. Martin Scorsese multiplie les séquences insoutenables afin que le spectateur puisse saisir la condition de la chrétienté dans le Japon du 17ème siècle. Toutefois, il ne s’agit pas pour le réalisateur de mettre en image des convictions dénuées de toute nuance, mais plutôt de transmettre une quête de dialogue au cœur d’un silence majestueux mais pourtant si éloquent. Silence devient ainsi non seulement le déchirement intime des convictions de Rodrigues, mais également le cri puissant d’une foi plongée dans le mutisme. Plus que jamais, Scorsese accule, interroge et violente son spectateur à travers une narration acerbe à même de prolonger ce long dialogue silencieux dans le cœur de ce dernier.