"Ce silence de tous les siècles avant Moi, il n'y avait pas moyen qu'il continue."
Paul Claudel - La nuit de Pâques
Est-il possible de dire cinématographiquement l'ineffable, l'impénétrable silence ? A plus forte raison, est-il artistiquement pertinent de s'atteler à un tel projet artistique après le frénétique et exubérant Le Loup de Wall Street ? En réalité, Martin Scorsese démontre ici que le long processus de maturation de son opus religieux trouve ses raisons dans la recherche d'une épure esthétique et d'une humilité filmique dont les œuvres précédentes ne sauraient être les ferments : au contraire, il s'agit de s'en départir avec la plus grande austérité. Si le reniement semble être l'axe thématique central de Silence, il est aussi un écho au reniement de la propre tonalité esthétique du réalisateur, et notamment du très immature et faussement décadentiste La dernière tentation du Christ.
Scorsese jette un regard profane et intime sur un phénomène sacré, contemplatif : celui de la foi non pas militante, élévatrice ou même mystique, mais tourmentée, bousculée et comme empêchée par les concupiscences humaines. Le film s'ouvre sur une scène de martyr pour ensuite certifier narrativement le reniement du père Ferreira, ainsi l'état de chute initial préfigure la dimension hautement dialectique du film. Scorsese oppose un ensemble de points de vue assez fins et féconds sur le sentiment religieux : relatif ou absolu ? élévateur ou superstitieux ? Ce dialogue spéculatif, qui est la matrice narrative du film, est illustré par des emprunts littéraires manifestes. Le réalisateur a eu l'occasion de préciser son intérêt pour Georges Bernanos au cours des entretiens accordés à la presse. La figure de l'écrivain traverse tout le film. La monotonie du péché et du mal (le paysan Kikuchiro qui trahit ), la nécessité d'éprouver non pas seulement la peur, mais la peur de la peur, la foi révoltée de Sébastiao, celle, rugeuse et bonhomme, de Fransisco. L'interprète insidieux rappelle le Satan pittoresque et retors croisé par l'Abbé Donissan dans le roman le plus célèbre de l'auteur du Journal d'un curé de campagne. Le rapport que Sebastiao entretient avec son mentor Ferreira est analogue à celui qui unit Chevance à Cénabre, respectivement figure sainte et prêtre désabusé de L'Imposture et de La Joie. Bien sûr les références directement religieuses sont nombreuses, comme dans le chant du coq qui succède à une apostasie.
Ces données métaphysiques et allégoriques n'empêchent pas l'historicité du film. Scorsese jette aussi un regard artistique sur le Japon, nourri d'influences cinématographiques nippones : La barque qui s'enfonce dans la brume qui reprend quasiment plan pour plan une scène identique dans Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi. L'utilisation onirique et sinistre de la brume évoque le Château de l'araignée de Kurosawa, de même que la pantomime caricaturale et comique de la gestualité sociale du Japon féodal s'appuie sur des procédés déjà vus dans les fresques historiques du même réalisateur. Scorsese capture aussi la nature japonaise par des plans fixes et parfois fugaces qui évoquent la brièveté du Haïku. En montrant le caractère transitoire et éphémère et de la nature dans les yeux des missionnaires chrétiens, Scorsese élucide à l'image le mystère du sentiment religieux. La grammaire artistique choisie, si elle se nourrit d'influences exogènes qui sont celles du cinéma japonais, reste celle de la civilisation chrétienne. Des scènes de huit clos à la bougie rappellent Georges La Tour. Les magnifiques scènes de liturgies clandestines reprennent les codes d'une iconographie qui se trouve dans la même filiation, évoquent Caravage autant que Rembrandt, communiquent dans l'intimité du clair obscur le mystère de la messe. Les scènes de martyr enfin, qui recèlent parfois d'une grande cruauté, expriment aussi un dolorisme esthétique qui confine souvent au sublime. Dans la fixité et la sobriété classique de cette iconographie, qui représente l'immobilité sereine de l'espérance, Scorsese introduit le mouvement de manière parcimonieuse et souvent très judicieuse, introduisant une virtuosité économe pour venir montrer les grands moments de tension spirituelle et les dilemmes moraux qui s'annoncent.
A l'image de ces chrétiens clandestins, indigents et errants, sommés de piétiner l'icône du Christ pour apostasier leur foi, Scorsese nous indique le pouvoir, justement, de l'image : signe visible de l'invisible, dont la matérialité sensible conduit à l'ineffable intelligible. N'est-ce pas une manière de confirmer le statut de son propre film ? Silence, même s'il ouvre des lectures idéologiques diverses, que les très stupides journalistes français qualifieront d'"humanistes", de "fraternelles" ou, pis encore, d'oecuméniques, est avant tout une image sainte, une image pieuse, qui est certes le reflet d'une imagination qui entretient un rapport tourmenté à la religion, mais qui appelle, par des procédés qui ne sont que d'humble médiations, à l'écoute silencieuse. Celle que Paul Claudel, artiste catholique et lui aussi fasciné par le Japon, définissait comme le moment où la perception visuelle se réalise dans la conscience mystique. Scorsese ne propose pas qu'une harmonie imitative du parfait silence, il nous donne à entendre ce qu'il y a au fond de ce dernier et peut-être qu'il s'agit là de l'écho d'un Verbe.