Le cinéma coréen a réussi, au fil des décennies, à se forger sa propre identité et à s’imposer dans de nombreux festivals mais il demeure malgré tout majoritairement inconnu et incompris. Jugé comme trop violent ou ne traitant des sujets que de manière artificielle, le cinéma coréen divise encore aujourd’hui. Cependant une nouvelle vague de jeunes réalisateurs sud-coréens, plus ancrés dans le monde moderne apparaît et c’est donc non sans surprise que l’on voit émerger de plus en plus de films retraçant des histoires plus obscures et sous-représentées. C’est le cas notamment du réalisateur Hwang Dong Hyuk avec son film Silenced (도가니). Basé sur un roman de Kong Ji Young inspiré de faits réels s’étant déroulé dans les années 2000, le film relate avec une certaine violence les abus sexuels commis sur des étudiants sourds d’une école de Gwangju. Si ce film a autant fait polémique lors de sa sortie c’est, avant tout, parce qu’il dévoile une constellation d’injustices survenues sur des personnes vulnérables.
Pour retranscrire ce fait divers sordide, Hwang Dong Hyuk, s’inscrivant dans la mouvance d’un cinéma coréen allant de plus en plus loin dans la démonstration, n’hésite pas -c’est d’ailleurs l’un des reproches que beaucoup lui ont fait- à représenter en détails les violences sexuelles. Cette représentation poussée à son paroxysme fait la particularité du film et provoque chez le spectateur une sensation de malaise recherchée et assumée. Faire un film, c’est montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer avec un certain regard. Si la cruauté est retranscrite à l’écran par la crudité des images c’est aussi par le silence qu’elle s’exprime. La peine est d’autant plus accablante qu’elle est inarticulée. On applaudira, au passage, la justesse des acteurs-enfants qui ont su donner vie au film.
La première moitié du film, consacrée à la découverte de l’établissement et aux actes répugnants qui y sont commis, pointe donc du doigt les perversions qu’ont éprouvé les enfants mais aussi la corruption des autres professeurs. Hwang Dong Hyuk annonce alors, métaphoriquement, l’horreur par l’emprunt d’une esthétique renvoyant directement au film de genre. Dès l’ouverture, il instaure un climat oppressant, digne du Shutter Island de Martin Scorsese, et embarque le spectateur vers cette chute vertigineuse que va entreprendre son personnage principal, In-Ho, professeur d’art fraîchement nommé à cette école pour malentendants. Le protagoniste au volant de sa voiture s’enfonce dans un monde inconnu, plongé dans la neige et le brouillard tandis qu’un petit garçon perdu marche sur une voie ferrée. Sans paroles, simplement rythmée avec cette mélodie lancinante au piano, cette séquence littéralement percutante nous installe dans cette ambiance sombre qui caractérise tout le long métrage.
Mais le cinéaste coréen va encore plus loin en abordant la question de la morale. Le personnage principal, face à ces horreurs, est confronté à un choix difficile : rester silencieux comme ses collègues ou protéger les enfants. L’une des scènes essentielles du film est celle où l’on voit In-Ho hésiter sur l’option à prendre. La violence psychologique de cette scène est retranscrite par un plan serré sur son visage avec le bourreau et sa victime s’éloignant en arrière plan. On assiste au combat intérieur d’In-Ho, qui même s’il dure quelques secondes, semble durer une éternité. En regardant cette séquence on ne peut que se sentir concerné par cette question comme si elle nous été posée directement.
Silenced ne s’arrête pas là et dénonce cette société coréenne patriarcal qui pousse les victimes de crime sexuel à se taire. La corruption, l’échec du système judiciaire censé protéger ces enfants oubliés, éclate en plein jour dans la deuxième partie du film qui retrace le procès mené contre les directeurs jumeaux et le professeur tortionnaire. La justice n’a alors que très peu de chance face aux Chrétiens aveuglés par leur foi, face à des professeurs sans cœur, à des policiers, des avocats, des juges corrompus par l’argent, et à des citoyens qui se défilent de leurs responsabilités et préfèrent garder le silence. Sans tomber dans le « pathos » le cinéaste coréen, en nous mettant face à ces enfants aux regards effrayés et interrogateurs, nous place en position d’accusés face à nos actes. Si Silenced n’est pas le premier film à critiquer la société coréenne et à à évoquer le thème de la corruption c’est bien l’un des seuls à adopter une approche aussi frontale et déterminée. De ce fait il est d’une efficacité redoutable.
Si la littérature ne permet pas toujours de s’exprimer à grande échelle, le cinéma le peut plus facilement. Silenced s’érige, alors, en porte-parole provoquant ainsi une vague d’indignations publiques qui conduisit à la réouverture de l’enquête sur cet incident et à l’adoption de la Loi Dogani concernant les crimes sexuels sur mineurs et handicapés.