Les photographies de Michel Slomka sont sophistiquées de manière inversement proportionnelle au propos, barbare. La voix off, la voix de Sinjar -protagoniste principal, de Golshifteh Farahani est glamour et grave de manière inversement proportionnelle aux sons et aux bruits, entre bombardements et tortures étouffées. Les témoignages des victimes, les Yézidis, sont édifiants (aussi réalistes et noirs que porteurs d’espoir) de manière inversement proportionnelle au silence du bourreau : Daesh, dans ce nouvel État islamique conquis, le mont Sinjar en Irak.


Décidément, les fantômes s’immiscent lourdement au cinéma en 2024. Au cinéma tout autant que dans notre réalité politique et dans mon existence en particulier, comme si la programmation du cinéma s’adressait en particulier à moi, d’origine étrangère. Fantômes de temps que l’on croyait révolus, fantômes de guerres, fantômes de génocides. Le documentaire d'Alexe Liebert oscille entre poésie et crimes contre l’humanité, entre beauté du monde et cruauté des hommes, et laisse sans voix.

Ce film gaslighte, cible après cible. Les femmes, d’abord : violées, vendues, islamisées de force, réduites en esclavage avant d’être revendues aux enchères, mutilées et qui cependant, demeurent dignes et droites lorsqu’elles témoignent face caméra. Puis les enfants, les petites filles (celles que les familles n’ont pas eu le temps de travestir en garçons pour leur éviter l’horreur), les garçons (endoctrinés) et les bébés (suspendus dans les airs avant d’être jetés au sol, globes oculaires arrachés à vif pour en faire des billes à jouer). Les vieillards enfin.

L’État islamique trie : ceux qui sont beaux, braves, dociles et en bonne santé sont choisis, les autres finiront dans les charniers (73 dénombrés par l'ONU). L’État islamique a décrété : les Yézidis sont des mécréants. Une fois encore, tout n’est qu’affaire de religion et de territoires à préempter.Le documentaire revient sur un peu plus d’un an de siège, jusqu’à la libération de Sinjar, qui ne libèrera plus jamais les Yézidis de leurs fantômes traumatiques, même ceux parmi les plus déterminés à reconstruire leurs terres brûlées et à libérer leurs femmes.


Le massacre de masse de tout un peuple qui forcément en rappelle un autre, de 100 ans plus ancien et qui pourtant, s’appuie sur un scénario et des méthodes identiques. Les Yézidis, des Arméniens comme les autres ; Sinjar, un autre Mont Taurus et toujours les camps en Syrie après les marches de la mort ; et toujours l’Euphrate ensanglanté. Et toujours, les journalistes internationaux informés et rien ne se passe.


Cela me rappelle ce roman épistolaire : « Devlet, Justice et Réparation ». L’histoire d’un intellectuel arménien arrivé en France pour terminer ses études : il a foi en la France des Lumières. Hélas, il est contraint d’assister à la montée du populisme et du nationalisme dont il sera victime, et au déclin de la IIIe République en France pendant que son peuple et sa famille son exterminés à Zeïtoun, en Cilicie. Devlet,


Extraits de pièces à conviction authentifiées :


« Exterminez par des moyens secrets tout Arménien des provinces orientales que vous pourriez trouver dans vos parages. » Télégramme envoyé à la préfecture d’Alep par Talaat pacha le 6 décembre 1915 (n°691)

« Recueillez et entretenez seuls des orphelins qui ne pourraient se rappeler les terreurs auxquelles furent soumis leurs parents. Renvoyez les autres avec les caravanes. », Télégramme de Talaat pacha à la préfecture d’Alep (n°830), le 25 décembre 1915

« Le but de la déportation est d’assurer le bonheur futur de la patrie !" Car n’importe où que l’on pourrait les faire habiter, ils ne renonceront jamais à leurs maudites idées ; il faut tâcher que leur nombre diminue autant que possible. », Télégramme de Talaat pacha à la préfecture d’Alep, fin 1915


Extrait du livre, romancé à partir de témoignages recueillis et authentifiés :

« En mai, le crieur public vint placarder de nouveaux ordres de déportation, quartier par quartier, à Zeïtoun. On n’eût une heure pour se rassembler avant de partir. On sépara les femmes et les enfants des hommes. 

« Le but de la déportation est d’assurer le bonheur futur de la patrie ! »

Le crieur prévint nos hommes qu’ils devaient se présenter au siège du Gouvernement. Ceux qui partirent furent emprisonnés, liés les uns aux autres, déportés, massacrés.

« Le droit des Arméniens de vivre et de travailler sur le territoire de la Turquie est totalement aboli ! »

Les Musulmans, les Bosniaks, attendaient pour s’installer dans nos maisons ; ils volèrent nos biens et nos animaux. On les avait prévenus.

À ce moment-là, on ne parlait plus de Zeïtoun, mais de Sultanieh ou de Süleymanli. 

Sur la toute, on marchait en silence. On était poussés par les gendarmes, à coup de baïonnettes, de bâtons, de fouets, comme un troupeau de bétail. La file n’en finissait pas. On n’avait rien à manger, on n’avait pas de vêtements, on n’avait pas d’argent, on n’avait rien.

Les gendarmes repoussaient violemment nos femmes qui se rebellaient. Si l’une tombait, les gendarmes n’éprouvaient pas de pitié, ils la frappaient, l’achevaient, la repoussaient sur le bas-côté. Peut-être n’était-elle pas morte encore mais cela n’avait pas d’importance.

Un commandant de division ordonnait d’enlever les cadavres comme on ramasse les ordures à la pelle.

Dans la file, plus loin, deux femmes avaient caché dans leurs cheveux, des pièces d’or qui brillèrent, un jour, en plein soleil. Les gendarmes leur arrachèrent leurs cheveux pour s’emparer de l’or.  

Les femmes enceintes accouchaient en marchant, parfois le bébé pleurait, parfois il était mort et de toute façon, il n’était pas possible de l’alimenter alors certaines femmes jetaient leur nourrisson dans des puits ou dans le fossé ou n’importe où. Dès qu’elles avaient accouché, les gendarmes les frappait pour les remettre en marche aussitôt, le sang s’écoulait longtemps de leurs entrailles. 

Ça sentait un mélange de fer et de chair sale. 

Les gendarmes profitaient des jeunes filles : ils les violaient les uns après les autres. Ils se les échangeaient, ils se les partageaient. 

On était à moitié nus, au fur et à mesure des jours, les pieds écorchés. 

Squelettiques et brûlés. 

On traversait des villes et des villages et il est arrivé que des villageois nous tendent de l’argent ou du pain, mais les gendarmes interdisaient tout cela.

Parfois, certains s’arrêtaient à bout de force. On les laissait là, on ne s’arrêtait pas. Je priais pour qu’ils meurent vite, de faim, de froid ou et de chaud, qu’importe, mais vite. Ils feraient le bonheur des rapaces. Ou de certains d’entre nous autres, affamés. J’en ai vu ronger les os de nos compatriotes, après s’être battus avec des chiens errants et faméliques pour les récupérer. 

Certaines femmes se mirent à délirer, les yeux révulsés. 

J’ai vu un homme dont les pieds nus avaient été ferrés comme notre cheval. 

Dans des villes qu’on traversait, des pendus étaient exposés, souvent des prêtres. 

Les églises étaient prises d’assaut par les Islamistes ; on entendait le muezzin depuis le clocher, faire son appel. 

On longeait enjambait les cadavres, des corps nus et noirs comme des morceaux de bois calciné, des corps déchiquetés, émasculés, troués, sans tête, sans bras ou sans jambes, déshydratés et secs comme de vieilles olives noires. 

Parfois on voyait un homme qui ne ressemblait pas à l’ennemi ni au bourreau, prenant des photos. Ça nous remplissait d’espoir et de courage. 

On avait peut-être marché un mois, deux mois ou trois, quand nous arrivâmes à Alep.

On a vu les plus belles de nos jeunes filles enlevées par des Kurdes ; d’autres par des Bédouins. Tatouées, elles devenaient esclaves, partaient dans des harems. Quand elles ne feraient plus affaire, elles seraient renvoyées dans le désert ou serviraient de cadeaux à d’autres.

Certaines femmes voulaient changer de religion pour survivre, mais c’étaient les Turcs qui décidaient qui islamiser, qui ne pas islamiser. Il fallait apporter des garanties.

« Les Arméniens qui changent de religion ne seront pas épargnés ! »

« Les Arméniens qui dans l’intention d’éviter la déportation générale demandent à embrasser l’islamisme, ne pourront se faire musulmans qu’une fois rendus au lieu de leur exil ! » 

Les militaires obéissaient en silence, de peur d’être dégradés, jugés, renvoyés sur le champ et ne plus faire partie du Gouvernement.

« Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes. Il faut mettre fin à leur existence ! »

Dans les villes, même les Arméniens qui avaient été condamnés et emprisonnés, même ceux accusés de crimes, étaient libérés et conduits à Deir-ez-Zor.Sur les marchés les enfants étaient soupesés, vérifiés et vendus. »

CQFD

Isabelle-K
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le 29 sept. 2024

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