On peut tendre à penser que la réussite d’une œuvre tient à une alchimie mystérieuse qu’aucune déclaration d’intention ne pourra prévoir. Un je ne sais quoi, un supplément d’âme qui surgit par lui-même, et qui tiendrait du miracle. Pourtant, le sommet qu’occupe Skyfall dans la saga James Bond est en tout point explicable.
La saga fête avec cet opus ses cinquante ans, alors qu’elle est engagée dans une ère où Daniel Craig rempile pour la troisième fois. C’est l’occasion d’un savant jeu d’équilibriste, qui convoque évidemment tous les attendus de la franchise, tout en proposant quelques pas de côté éminemment salvateurs. Alors que les épisodes se succèdent depuis un demi-siècle sur le principe d’un présent continu, chaque opus proposant une nouvelle aventure décrochée, le groupement de films dédiés à Craig opère sur la continuité. Les traumatismes se portent d’un film à l’autre, tout comme les désirs de vengeance ou les douleurs amoureuses. Mais dans Skyfall, la relation au temps s’approfondit : on évoque ainsi l’âge de M, qui aura un rôle déterminant et poignant, et l’on s’intéresse au passé de l’agent, en grattant la surface à la fois psychologique et spatiale, l’ultime destination faisant office d’un voyage mémoriel et cathartique.
La question du dosage, qui fera tant de tort à Spectre ou Mourir peut attendre, est ici parfaitement maitrisée. Skyfall ne tourne pas le dos au spectaculaire, voire au divertissement le plus euphorisant, que ce soit dans une course à moto sur les toits d’Istamboul ou à la délirante irruption d’une pelleteuse sur un train lancée à pleine vitesse. Mais contrairement à l’empilement de séquences sans conséquence généralement en vigueur, les coups meurtrissent et les personnages sont faillibles. Commencer par descendre l’agent dans le prologue est ainsi un avertissement prégnant sur la suite des événements, dont il se relèvera péniblement, et qui auront pour M les conséquences qu’on connait. Skyfall fonde donc son ambition sur un sorte de dénuement, comme on peut le constater dans le rapport presque ironique proposé aux gadgets offerts à l’agent incrédule : l’essentiel se fera dans le délestage, et un retour au vintage - la fameuse Aston Martin, puis la demeure familiale. Ce regard malicieux qu’on retrouve aussi dans le portrait assez audacieux d’un méchant délicieusement queer permet une ambivalence continuelle, qui oscille entre un humour complice avec le spectateur sur les codes gentiment malmenés, comme pour mieux le préparer à investir de nouveaux territoires : celui du western, dans ce splendide assaut final, et de l’intime par l’histoire familiale de Bond.
Cette finesse d’écriture alliée à la culture cinématographique de Mendes, capable de mener son spectateur sur un périple passant par le spectaculaire, le malaise (dans les très beaux décors de l’île fantôme), le trépidant et le lyrisme, suffisait déjà à faire de cet opus une réussite. Mais Skyfall a une autre corde à son arc, qui lui permet d’accéder au sommet : Roger Deakins, son chef opérateur.
La photographie, sublime, offre une large palette qui permet à chaque séquence d’être magnifiée : des néons futuristes de Shanghai (sur une BO aux modulations électroniques tout à fait pertinentes) aux noirs et ors de Macao en passant par les rousseurs de la lande écossaise, Skyfall est une pure splendeur, qui offre un luxe plastique que la saga ne s’était tout simplement jamais autorisé. Qu’il s’agisse d’une pure séquence de combat dans un immeuble high-tech ou d’une rencontre avec une femme terrorisée dans un bar aux boiseries obscures, de la grisaille bétonneuse de la ruine, la pierre ancestrale de la demeure familiale ou d’un brasier en arrière-plan d’un lac gelé, chaque espace enrichit les enjeux de la scène par la lumière, les couleurs et les contrastes.
Les suites données à ce grandiose opus ne pourront rivaliser avec lui ; et à bien y réfléchir, Skyfall peut être considéré comme le véritable dénouement de l’ère Craig, voire de la saga toute entière : au-delà de ses enjeux narratifs, le film devient l’exemple d’un sommet du blockbuster, où l’agrégation des talents, aboutit à un très rare alignement des astres.