En 2005, un certain Christopher Nolan bousculait la conception classique des franchises cinématographiques en reprenant à zéro les premiers pas du justicier de Gotham à l'écran. Initiant ainsi la mode des reboots hollywoodiens, Batman Begins ouvrit la voie au renouveau de quelques licences dépérissantes dont le premier exemple fut celle consacrée au plus célèbre des espions de Sa Majesté. Après avoir remarquablement relancé la franchise en 1995, Martin Campbell fut engagé par la Columbia pour redonner un sérieux coup de jeune aux aventures de 007 avec l'excellent Casino Royale. Le parfait exemple du reboot réussi auquel succéda le moins bon Quantum of Solace de Marc Forster. Ce dernier opus ayant plutôt déçu les fans, les producteurs, désireux de maintenir une certaine cohérence dans la nouvelle approche dramatico-réaliste imposée au personnage et à son univers, eurent l'idée de confier contre toute attente la réalisation de leur nouvel opus à un cinéaste "auteur" et non à un simple faiseur. A Sam Mendes de remettre la franchise sur de bons rails avec ce Skyfall (titre quelque peu énigmatique lors de sa promotion), vingt-troisième film de la franchise célébrant pour l'occasion ses cinquante berges.


Et force est de constater que le film de Mendes n'a qualitativement rien à voir avec le précédent opus anniversaire concluant l'ère Brosnan, le calamiteux Meurs un autre jour. Non, Skyfall est clairement un excellent cru, rejoignant sans problème Goldfinger, Goldeneye et Casino Royale au rang des meilleurs films de la saga. Une réussite totale, tant sur le fond que dans la forme, sublime, Mendes faisant comme à son habitude preuve d'un remarquable sens de l'esthétisme et s'appuyant pour l'occasion sur le formidable travail du chef opérateur Roger Deakins, collaborateur régulier des frangins Coen. Soucieux de la patine de son film, le cinéaste ponctue ainsi son métrage d'images réellement marquantes (le fameux pugilat en ombre chinoise qui renvoie par ailleurs à la photogénie des génériques d'ouvertures de la franchise, la silhouette inquiétante de Silva se dessinant devant un brasier, le plan montrant Bond inerte coulant au fond de l'eau, celui où il observe silencieusement sa terre natale...) qui renouent quelque peu avec les obsessions funèbres de sa filmographie. Porté par le score inspiré de Thomas Newman, lequel succède avec talent à David Arnold (compositeur attitré de la saga depuis 97), Skyfall se distingue ainsi clairement de tous les opus précédents par le soin particulier apporté à sa mise en images et à ses décors flamboyants, magnifiant d'autant plus la silhouette solide mais fatiguée du célèbre espion, ici démissionnaire et présumé mort dès les premières notes de l'entêtante chanson d'Adele, par ailleurs superbe variation du célèbre thème de Monty Norman. Cet air mythique et connu de tous n'ouvrira d'ailleurs pas le film, l'absence du célèbre gunbarrel en guise d'ouverture depuis Casino Royale témoignant alors de la volonté des responsables de la franchise de dissocier une partie de l'ère Craig des vingt films qui l'ont précédés.


Pourtant, ce ne sont pas les références aux opus antérieurs qui manquent ici, le scénario égrenant quelques clins d'oeil (la célèbre Aston Martin de Goldfinger) tout en remodelant adroitement la mythologie (le rajeunissement de Q, l'arrivée de Moneypenny et son rôle un rien plus essentiel qu'à l'accoutumée, le sacrifice d'un personnage-phare de la franchise depuis son apparition en 95...) à l'occasion d'une intrigue riche en rebondissements inattendus. On est vraiment loin d'un traitement conventionnel de l'univers du personnage, d'autant que les scénaristes jouent adroitement d'une chronologie contradictoire, situant l'intrigue de Skyfall dans une continuité directe avec les deux précédents opus tout en se référant aux tout premiers films de la série. Le film tout entier repose ainsi sur des choix à priori antithétiques qui font toute sa singularité au sein d'une franchise trop longtemps formatée. Alors que le récent Spectre semble étouffer sous le poids d'un cahier des charges alourdi de trop nombreuses références, Skyfall lui, ne se contente pas de cligner simplement de l'oeil aux figures classiques de la saga, il amorce un véritable retour aux sources et révèle au spectateur un pan du passé jusqu'alors inconnu du célèbre agent, démystifiant au passage celui-ci pour mieux le réinvestir dans son statut héroïque face à un adversaire énigmatique qui semble à priori avoir plusieurs coups d'avance sur lui.


En cela, s'il est une qualité intrinsèque à tous les meilleurs films de la saga, c'est bien la mise en présence d'un antagoniste propre à marquer durablement les mémoires. Et autant dire qu'en la matière, Javier Bardem fait forte impression tant il compose ici un ennemi tout aussi charismatique qu'ambigu et tourmenté. Réunissant à lui-seul quelques particularités des bad guys les plus célèbres de la saga (sa chevelure blonde évoquant celle de Max Zorin, son faciès démoli par le cyanure et son dentier lui conférant presque les traits d'un certain Requin, son statut d'agent renégat renvoyant à celui de Trevelyan), Raoul "Tiago" Silva détone radicalement avec tous ses prédécesseurs. Non pas simplement pour sa sexualité équivoque (et le gringue qu'il fait à Bond, une première) mais pour ses motivations profondes, Silva n'étant pas l'habituel mégalo-archétypal, obnubilé par une sempiternelle quête de profit et de domination du monde mais un espion dévoyé, autrefois sacrifié par son supérieur et désormais avide de vengeance. Un antagoniste des plus intéressant, voire carrément fascinant en comparaison avec la majorité des précédents adversaires de Bond, et ce d'autant qu'il renvoie quelque peu aux origines de Bond lui-même. Ainsi apprend-on de M que les meilleurs agents du MI-6 sont généralement des orphelins, entraînés et conditionnés dès leur jeunesse à servir la cause de la couronne. Dès lors, si la quête de revanche de Silva, le fils renié à l'oedipe incontrôlable, laisse transparaître les failles d'un personnage trouble prenant certainement à tort sa patronne pour sa mère (quoique certaines théories...), sa confrontation avec Bond, le fils prodigue, dont la loyauté inconditionnelle envers sa supérieure s'accompagne toujours d'un mélange de respect et de défiance, prend les atours d'une lutte quasi-fratricide dont la métaphore des rats ne fait que souligner l'aspect profondément compétitif. Deux femmes seront d'ailleurs sacrifiées sur l'autel de cet antagonisme hors-norme. Alors que Séverine tend à devenir une James Bond girl traditionnelle, elle est cruellement exécutée à mi-intrigue au détour d'une compétition de tir qui en révèle beaucoup sur le propos de ce 23ème opus.


L'originalité du traitement appliqué ici au personnage de Bond, icône vieillissante, en proie aux doutes et à la déchéance de ses facultés face à des adversaires plus difficiles à vaincre (et par extension face à d'autres héros de fictions du même type, plus efficaces, athlétiques et performants comme Ethan Hunt ou Jason Bourne) finit d'écarter l'intrigue de Skyfall des sentiers battus. Certes, le scénario n'exploite que très peu l'approche vieillissante du personnage, éludant très vite ses remises en question pour mieux le plonger dans le feu d'une action éblouissante et parfaitement orchestrée, très loin des séquences tout aussi frénétiques qu'illisibles d'un Quantum of Solace. Car une telle franchise ne peut décemment pas égratigner trop longtemps le statut iconique d'un personnage aux multiples incarnations et qui semble appartenir à toutes les époques.
Après avoir sombré dans une forme de déchéance aux fortes résonances campbelliennes (voir le monomythe de Joseph Campbell), Bond sort donc de sa retraite, affronte sa peur de l'échec et revient sur les terres de sa prime jeunesse où, au cours d'un assaut explosif et libérateur dans le manoir familial (un climax dont la brutalité évoque pour beaucoup les grandes heures du cinéma de Peckinpah), le célèbre agent arrive à vaincre son adversaire et se réconcilie en bout de course avec sa mère de substitution. Dès lors, le personnage peut s'affranchir du poids de son héritage pour reconquérir pleinement son aura légendaire face à de toutes nouvelles menaces (ou en l'occurrence, une plus ancienne).


A la fois épisode du retour aux sources mais aussi de la rupture, Skyfall demeure à ce jour l'un des meilleurs (voire LE meilleur) opus de la saga. Un film inattendu au sein d'une franchise ultra-balisée et dont la force tient tout autant à la qualité de sa réalisation et de son casting qu'à un scénario remarquable qui accumule les rebondissements surprenants et joue adroitement du caractère intemporel de son héros pour mieux restituer son aura mythique au sein du panorama cinématographique. Las, les aventures de 007 ont toujours été de qualités variables et la contribution de Mendes n'a hélas pas échappée à la règle, son nouvel opus restant bien inférieur à ce formidable déluge.

Buddy_Noone
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le 6 déc. 2015

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Buddy_Noone

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