Il a combattu les agents les plus vils du SPECTRE de la Jamaïque au Japon, en passant par Fort Knox et les Bahamas, il a mené la vie dure aux plus fervents défenseurs de la Russie communiste, renversé des magnats du pétrole, de la drogue et de la presse, sauvé l'économie mondiale de la ruine, préservé l'humanité de plusieurs hivers nucléaires... Après cinq décennies de bons et loyaux services rendus à la couronne britannique, on ne présente plus les innombrables exploits de James Bond. Flanqué de son éternel smoking noir et blanc, de ses voitures de sport vintage et de son fidèle Walter PPK, l'agent 007, incarné à l'écran par pas moins de six comédiens, s'est érigé au fil des années comme un mythe à part entière du Septième Art, créant et imposant son propre genre, via un univers ultra codifié, au sein des films d'espionnage.

L'évolution de la saga, démarrant nerveusement sous le règne de Sean Connery puis s'essouflant inexorablement avec l'arrivée de Roger Moore, souligne un fâcheux enfermement dans ses propres codes, renouvelés du bout des doigts au fil des épisodes les plus récents, de Timothy Dalton (exception faite du sombre et torturé Permis de tuer) à Pierce Brosnan, où l'action devient prépodérante au détriment des personnages et des scénarios. Jusqu'à la sortie de Casino Royale, qui offre à la saga, sous la houlette de l'aguerri Martin Campbell, des morceaux de bravoure virtuoses, un réalisme et une brutalité aussi inédits que revigorants. Quantum of Solace, suite directe mais terriblement plate de Casino Royale, semblait retentir comme le glas de la série James Bond, faisant fi de la vitalité retrouvée de son prédecesseur. C'est dans un climat de lassitude et de déception que vient de sortir Skyfall, près de 50 ans après le premier épisode, James Bond contre Dr No. Si la présence de Sam Mendes à la réalisation s'annonçait comme un gage (presque) certain de qualité, rien cependant ne nous préparait à un tel électrochoc cinématographique. Si les précédents opus, dans leurs meilleurs jours, parvenaient à nous divertir honnêtement à travers leurs cascades spectaculaires et les punchlines savoureuses du héros, force est de constater que le cahier des charges de Skyfall se révèle d'une toute autre nature, hissant l'ambition artistique de la saga à un niveau aussi ahurissant qu'inespéré.

Laissé pour mort après l'échec cuisant de sa dernière mission, James Bond reprend du service afin de retrouver la trace d'un mystérieux terroriste menaçant la vie de M, dirigeante du MI6. Si l'intrigue de Skyfall paraît simple en apparence, elle se révèle vite d'une teneur aussi inédite que surprenante comparée à celle des autres volets. Nulle menace nucléaire, nul danger défiant l'ordre mondial, les scénaristes nous offrent ici un drame quasi intimiste, théâtre microcosmique mais néanmoins universel où un trio de personnages affronte ses démons intérieurs, son inexorable part d'ombre. Skyfall s'arrache d'emblée à l'esthétique de bande dessinée qui caractérisait jusqu'à présent la saga en donnant un relief nouveau et bienvenu à des caractères que l'on croyait connaître sur le bout des doigts. La simplicité du scénario permet ainsi, de manière paradoxale, un étoffement réel des personnages. Bond et M, investis d'une chair et d'une psyché plus humaines que jamais, s'offrent à nos yeux avec une fascinante proximité.

Mis en scène avec un sens de la mesure qui fait actuellement défaut à nombre de jeunes cinéastes (Christopher Nolan, J.J. Abrams...), Skyfall se construit pendant près de 2h20 sur un décalage subtil mais permanent avec les figures mythologiques de la saga James Bond, parvenant même à commettre l'exploit de les réenchanter. Ainsi lorsque Silva, le méchant incarné par Javier Bardem (génialement troublant), dégraffe la chemise de Bond pour caresser son torse en guise de préliminaires à leur éprouvant duel, c'est à un véritable mythe vivant qu'il touche, un homme mythique du cinéma, l'homme qu'il aurait pu devenir s'il n'avait opté pour la voie de l'ombre. Cette scène, hautement symbolique, au-delà de son trop évident sous-texte gay (dont elle s'amuse tout de même), met littéralement à nu le mythe de James Bond, conférant au reste du film le même mouvement de désacralisation. A ceci près que cette démythification n'a rien de parodique, comme c'était le cas dans quelques épisodes décalés de la série (Les Diamants sont éternels, L'Espion qui m'aimait, Octopussy...), n'ayant d'autre but que l'humanisation du héros. Humanisant ses icônes à travers un subtil mélange de malice et de respect envers les codes qui les caractérisent (le conservatisme de M emblématisé par une ridicule mais attachante statuette de chien affublée des couleurs du drapeau anglais ; le Walter PPK de Bond, arme préhistorique rendue plus indissociable encore de son possesseur grâce aux prouesses technologiques actuelles ; le cocktail vodka martini de nouveau apprécié par 007...), n'hésitant jamais à plonger ses protagonistes dans un engrenage crédible d'événements tragiques, Skyfall se permet d'égratigner l'univers de James Bond, d'explorer son passé pour mieux le réinventer, de dépoussiérer des clichés éculés pour leur donner un lustre nouveau.

Pour fêter ses 50 ans, James Bond honore ainsi un fameux adage : c'est dans les vieilles casseroles que l'on fait les meilleurs plats. Véritable film à l'ancienne, d'une perfection formelle de tous les instants (cadrages élégants et posés, montage d'une fluidité idéale, exemplaire), doté d'une mise en scène jamais fanfaronne, brillante dans son ampleur tranquille, son assurance pleine d'audace et sa direction d'acteurs impeccable, Skyfall se donne à voir comme un objet filmique de rêve, d'une intensité dramatique peu commune, dont les images puissantes, forgées dans l'ombre et la lumière, nous hanteront longtemps. Du générique d'ouverture, d'une beauté graphique à tomber, jusqu'au finale cauchemardesque dans une lande écossaise mise à feu et à sang (décor de forge infernale symbolique où le héros renaît, se remodèle telle une lame en fusion trempée dans la glace, où la saga même reconstruit ses conventions), en passant par le vertige éblouissant d'un combat au sommet d'une tour de verre et de néons, le film de Mendes est un enchantement perpétuel pour les rétines, reléguant les tics outranciers et le surdécoupage inhérents à la plupart des grosses productions d'aujourd'hui au rang de ringardise. Bâti, à l'image de son intrigue, sur une remontée dans le temps, un temps où le cinéma multipliait les œuvres d'art (références évidentes et assumées à La Dame de Shanghaï d'Orson Welles, à Blade Runner de Ridley Scott, aux Chiens de paille de Sam Peckinpah), Skyfall opte pour un classicisme intemporel qui l'inscrira assurément dans la durée, redonnant d'un seul coup ses lettres de noblesse à la saga James Bond et réaffirmant sa suprémacie dans le paysage actuel du cinéma d'espionnage. S'offrant une nouvelle avance considérable sur ses concurrents (Jason Bourne, Mission Impossible), l'agent 007 prouve non seulement qu'il n'a pas dit son dernier mot, mais qu'il reste le meilleur. Sous ses allures majestueuses de festin esthétique, de tragédie déchirante (premier épisode émouvant de la série) et de classique instantané du cinéma de divertissement, Skyfall se présente comme la résurrection grisante et inespérée d'une saga culte devant l'éternel. Espérons que les prochains opus persisteront dans cette belle veine !
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le 6 nov. 2012

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