Un film de Tim Burton se reconnait avant tout à son esthétique particulière, hésitant entre macabre et merveilleux. Durant toute sa filmographie, le réalisateur se sera plu a imposer une imagerie funèbre propre à démystifier et à dédramatiser la mort elle-même. La perspective de "la mort heureuse" est une originalité qui aura rapidement séduit le public, au point que le travail de Burton inspirera d'autres créateurs (Barry Sonnenfeld, Bryan Fuller) qui le pilleront allègrement à travers films, séries et jeux vidéos. Le cinéaste aurait eu de quoi se plaindre si lui-même ne s'était pas largement inspiré de quantité d'oeuvres pour façonner son univers. Du Cabinet du docteur Caligari au Masque du démon en passant par Les Contrebandiers de Moonfleet ou les gravures du Dr Seuss, c'est un véritable condensé d'influences qui se retrouve ainsi dans le visuel burtonien et en irrigue autant la noirceur de ses premières oeuvres que les couleurs chatoyantes de ses films les plus récents.


Il est évident que la filmographie de Burton se divise en deux parties distinctes. Pour résumer, il y a l'ancien Burton, celui d'Edward aux mains d'argent et d'Ed Wood, qui savait plier un matériau préexistant à sa sensibilité particulière (Batman), celui qui magnifiait ses monstres et les préférait largement à la banalité et l'hypocrisie des gens "normaux"(Beetlejuice, Batman Returns), celui qui prônait l'anti-conformisme acharné, le rejet systématique de l'American Way of Life, la révolte de la singularité contre l'uniformité (Edward aux mains d'argent, Mars Attacks). Puis il y a le second, le Burton actuel. Celui qui s'est dissous dans le mainstream et qui depuis son détestable Alice au pays des merveilles, privilégie les valeurs les plus consensuelles, l'appartenance au groupe et la disparition du moindre monstre trop creepy au profit de créatures plus rassurantes (Frankenweenie, Dumbo). Dans cette seconde partie de filmo, Alice célèbre son triomphe contre les vilains freaks et, de retour du pays des merveilles, devient une redoutable femme d'affaires en reprenant l'entreprise paternelle à son compte; il y a aussi ce cliché de gamin obèse tout aussi bête que goinfre et méritant donc d'être puni en conséquence par Mr Wonka (lequel est assez riche pour s'acheter ensuite l'amour d'une famille de miséreux). A trois exceptions près (le superbe Big Fish, le très bon Les Noces funèbres et le monstrueux Sweeney Todd), cette seconde partie de la filmo de Burton s'est longtemps révélé plus abordable et populaire, très loin de la critique acerbe et de la poésie funèbre des débuts. Sleepy Hollow apparaît ainsi comme une ligne de démarcation idéale entre ces deux étapes d'une même filmographie tant le film convoque le génie visuel de la première époque tout en préfigurant sur maints aspects le revirement idéologique de son auteur. Après le bide (injuste) de Mars attacks et l'échec de son projet Superman lives, Burton avait besoin de se refaire une crédibilité vis-à-vis des producteurs. Il vit alors à travers cette nouvelle adaptation de la légende du cavalier sans tête, l'occasion idéale de revenir à cette imagerie gothique et joyeusement macabre qui irriguait ses premières oeuvres. Mais loin de se contenter de renouer bêtement avec la joyeuse féerie macabre de ses débuts, Burton profita finalement de cette adaptation pour approcher de très près un genre cinématographique qu'il aura longtemps courtisé sans jamais pleinement l'aborder : le film d'horreur.


En 1799, Ichabod Crane est un jeune policier scientifique de New York. Envoyé dans la petite bourgade reculée de Sleepy Hollow pour y enquêter sur une série d'assassinats dont les victimes, des notables de la ville, ont toutes été décapitées, le policier a tôt fait de se heurter au silence de la communauté. Timide et trouillard, le jeune détective est bientôt confronté à une rumeur qu'il ne peut décemment pas se résoudre à croire, une légende selon laquelle l'assassin serait un cavalier sans tête, revenu à la vie grâce à la sorcellerie. Rationaliste jusqu'au bout des ongles, Crane s'évertue alors à mettre au jour ce qui ne peut être à ses yeux qu'une supercherie. Mais plus il avancera dans ses investigations, moins il sera en mesure d'expliquer par la science les événements qui s'abattront sur la petite bourgade.


Sur un scénario co-écrit par Kevin Yagher (Les Contes de la Crypte) et Andrew Kevin Walker (Seven), Burton convoque une fois encore tout un catalogue d'obsessions et d'influences pour mettre en scène sa version du classique de Washington Irving. Ses repères spatio-temporels (l'intrigue prend pour cadre l'Amérique de la fin du XVIIIème siècle), il les noie sous un amoncellement de détails renvoyant à son propre univers filmographique, dénaturant volontairement la crédibilité historique du cadre. De la même manière qu'il nous était impossible de situer Gotham City dans une époque précise, la ville de Sleepy Hollow semble alors bel et bien perdue dans les tréfonds d'un passé historique fantasmé, à mi-chemin entre science balbutiante et magie ancestrale. Cette petite ville fictive, Burton la représente comme une enclave sordide et dépressive, un ultime rempart au rationalisme naissant, ici représenté par le nouveau venu, Ichabod Crane. Loin du monde et des avancées de la science, le village reste sous l'emprise des légendes et superstitions, d'autant que la communauté semble être littéralement prisonnière d'une forêt aussi sinistre que menaçante, dont chaque arbre semble être prêt à prendre vie. L'atmosphère brumeuse confère au cadre une dimension surréaliste propre à faire surgir nombre de fantômes, quand l'esthétique, elle, emprunte tout autant aux gravures de Gustave Doré qu'aux classiques de la Hammer.


Mais au-delà de son ambiance furieusement gothique, Sleepy Hollow regorge de trouvailles, tout aussi visuelles que narratives. Ainsi, l'idée (que l'on doit certainement à Depp) de faire du héros un véritable pleutre maniéré, scientifique citadin plongé aux pays des superstitions, donne lieu à plusieurs séquences humoristiques du meilleur effet. Il faut ainsi voir cette autopsie (où Burton se régale enfin à filmer du gore) durant laquelle Johnny Depp semble retrouver la gestuelle et les mimiques d'Edward Scissorhands, qu'il avait interprété neuf ans plus tôt. Il y a aussi cette révélation subite du faciès de la sorcière ou même, plus tard, la découverte par les protagonistes d'un arbre cauchemardesque, gorgé du sang des victimes du cavalier. Pour la première fois de sa carrière, Burton se laisse aller à quelques débordements graphiques tout aussi sanglants que réjouissants et qui ne salissent jamais son approche stylistique si singulière. L'humour ravageur côtoie ici le macabre indissociable de l'univers burtonien jusque dans la décapitation systématique de chaque notable du village par le cavalier fantôme.


La nature de ce dernier ne fait d'ailleurs jamais illusion. Il n'y a d'abord qu'Ichabod qui s'obstine à réfuter l'existence possible d'une magie que sa science ne pourrait expliquer. Détenteur d'un savoir scientifique qui contribue à le couper de ses contemporains, Crane se voit bientôt contraint d'abandonner toute ses certitudes face à l'existence de son fantastique adversaire, seul monstre véritable de l'intrigue, guidé par la volonté malveillante d'un maître énigmatique. A choisir donc entre pragmatisme et magie, Burton montre sans surprise une préférence nette pour la magie, et son cavalier sans tête devient évidemment l'incarnation parfaite et malsaine de l'imaginaire fantaisiste et sordide du cinéaste. Le fantastique burtonien de l'époque, essentiellement visuel, ne s'embarrassait ainsi jamais trop longtemps de la moindre remise en question et plongeait toujours avec joie dans la fantasy la plus macabre.


La force du film ne se limite pourtant pas seulement à son tour de force visuel mais également à des sursauts de cruauté surprenants de la part du Burton d'alors. Ainsi, jamais le cinéaste n'avait encore fait preuve d'autant de férocité dans l'élaboration de ses mises à mort successives. De la mère du héros sacrifiée façon vierge de Nuremberg (hommage appuyé au Masque du Démon de Mario Bava, un des films de chevet de Burton) au soupirant valeureux se battant en duel avec l'assassin avant de se faire littéralement couper en deux par sa lame, en passant par cette famille décimée du point de vue d'un enfant avant que celui-ci ne soit également sacrifié (hors-champ) par le cavalier, Burton fait montre d'une réelle audace, et confère à son cavalier une aura de tueur impitoyable et invulnérable, capable des pires atrocités. Malin, le réalisateur en profite au passage pour questionner le spectateur sur les motivations du tueur lorsque ce dernier se refuse de tuer Ichabod lors de leur première confrontation. Chaque apparition du cavalier donnent d'ailleurs lieu à des séquences d'actions et de duels à l'arme blanche soigneusement chorégraphiées (c'est d'ailleurs Ray Park/Darth Maul qui doublait le cavalier lors des scènes de combat). Des affrontements mémorables qui tendent à rapprocher Sleepy Hollow des classiques de films de cape et d'épée et qui trouvent en point d'orgue cette formidable confrontation finale sur le toit d'un carrosse lancé à toute allure au milieu d'une forêt sinistre.


Finalement, que peut-on aujourd'hui reprocher à Sleepy Hollow ? L'histoire ressasse l'éternel schéma oedipien cher à Burton pour retracer la trajectoire dramatique de son héros (le père est ici carrément diabolisé). On s'éloigne aussi de la singularité des premières oeuvres du cinéaste, la passion y est moins palpable, elle commence déjà à manquer. Ça se sent à l'image, Burton souhaite flatter ses premiers fans par son esthétique si coutumière mais s'inquiète aussi de ce qui lui reste à raconter. Visuellement irréprochable, ce Sleepy Hollow n'atteint toutefois jamais la puissance funèbre et la poésie d'un Batman Returns. Les séquences d'action aussi bien troussées soient-elles paraissent comme dictées par les desideratas de studios, toujours plus influents sur le cinéma du réalisateur et ce, même quand il s'agit de lui dicter une fin heureuse. Preuve en est, ce happy ending étonnant de la part de Burton, où le protagoniste trouve femme et enfant de substitution et s'en va avec eux, sous un jour triomphant. Le cinéaste n'avait jusque-là jamais proposé de fin aussi fade. Il n'est donc pas surprenant qu'après Sleepy Hollow, l'originalité et le non-conformisme de Burton se soit peu à peu dilué dans des projets plus conventionnels et quelque peu décevants (La Planète des singes, Alice au pays des merveilles, Dark Shadows). Outre le très beau Big Fish, le sous-estimé Sweeney Todd et les joyeuses Noces funèbres, les projets suivants de Burton ne retrouveront plus vraiment l'éclat ténébreux de ses films de jeunesse. En ce sens, Sleepy Hollow peut faire office d'oeuvre charnière, comme la synthèse somptueuse des débuts d'un cinéaste qui s'est depuis, peu à peu assagi.

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le 17 avr. 2020

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Buddy_Noone

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