La "légende" (ou le dossier de presse) dit que Wayne Wang aurait adoré le conte de Noël que Paul Auster avait écrit sur commande du New York Times, et qu'il lui aurait du coup demandé d'écrire un scénario adaptable au cinéma.
Sauf que le thème sous-jacent présent dans quasiment toute l'oeuvre littéraire de Auster est l'absence. Comment, au cinéma, dépeindre le vide, le manque ?
Auster répond en choisissant, non pas de représenter le voyage intérieur d'un personnage principal (ce qui fonctionne dans ses livres), mais au contraire de décliner une galerie de personnages dont l'attitude face à l'absence sera à chaque fois unique et personnelle.
Wang, quant à lui, décide d'effacer le maximum de traces derrière lui. Les plans sont fixes, la photographie plutôt générique, les décors presque anonymes, le rythme inexistant.
Et pourtant, tout existe.
On sait bien qu'on est à New York, on nous montre même clairement qu'on est à Brooklyn. Mais ensuite ?
On sait bien que Paul Benjamin est écrivain, on nous fait même comprendre qu'il est romancier. Mais ensuite ?
En clair, quelle que soit la question que l'on pourrait se poser, le duo Wang/Auster y répond par avance de manière tellement claire et vaporeuse à la fois (vous avez dit Smoke ?), qu'on se laisse volontier entrainer dans cette histoire de rencontres et de coincidences.
Du coup, cela laisse le champ libre pour que chaque personnage, principal ou secondaire se sente libre d'exister, d'occuper ces plans, ces décors, avec ce qui fait sa vie, son existence, sa personnalité. La façon dont ces histoires se construisent est d'ailleurs intéressante, tant elle semble complètement inscrite dans une durée qui dépasse, et de loin, la simple durée de ce récit : Auggie semble ne plus savoir expliquer pourquoi ni quand il a commencé son oeuvre quotidienne, les destins de Paul Benjamin et de Rashid Cole sont liés depuis longtemps avant leur rencontre, etc.
Cela confère à chacun des intervenants un véritable passé en même temps que cela construit leur présent, achevant de donner à tous une épaisseur que Wang prend plaisir à creuser.
Car c'est au final cela le thème général du film : le temps.
Le temps de fumer un cigare, le temps d'oublier une douleur profonde, le temps de se faire oublier, le temps de se reconstruire, le temps d'exister.
Toute cette gamme de sentiments, de rapports au temps, d'attitudes est également rendu possible par la présence d'acteurs véritablement excellents, tous au diapason. C'est bien simple, j'ai beau avoir vu nombre de films, avant et après Smoke, mettant en scène Harvey Keitel, William Hurt ou Forrest Whitaker, je ne parvient plus à les dissocier de ces rôles.
Notons enfin que cette alchimie générale a mené l'équipe complète du film à se retrouver, quelques mois plus tard sur les lieux du tournage, pour pousser l'expérience un peu plus loin, sous la forme d'un second film : Brooklyn Boogie.
Au final, j'ai trouvé avec Smoke un film profondément humain, sensible et tout simplement magnifique.