Sogobi
8.4
Sogobi

Documentaire de James Benning (2002)

L'interprétation est une domination

Petit prologue pour ceux qui ne connaîtraient pas le film : Sogobi est une suite de plans de paysages sans liens apparents entre eux, de durée variable, sans personnages ni musique. Le film est disponible sur Youtube.


Les démarches minimalistes sont souvent sujettes à l'incompréhension. Une idée revient souvent, celle que l'oeuvre présentée ne demande finalement aucun savoir-faire, et qu'avoir l'idée et l'envie de la mener à bien étaient finalement les seuls pré-requis à sa production. En somme, c'est le fameux : "Moi aussi je peux le faire". Ou comment balayer d'un revers de la main une démarche jugée sur sa capacité à exposer les qualités de l'auteur dont le spectateur se sent incapable plutôt que sur sa simple pertinence, aussi élémentaire soit-elle.


On peut interpréter ce réflexe comme une volonté du spectateur de vivre le génie artistique par procuration. Ça semble d'autant plus vrai pour le cinéma, dont la forme étirée sur la durée et sa narration généralement concrète permet d'offrir un chemin de réflexion au spectateur : ce dernier récupère les indices laissés par l'artiste afin de prendre conscience de sa démarche, et ainsi fait siennes les idées qui émergent du visionnage. Ajoutez à ce phénomène un peu d'égocentrisme propre à chacun, puis une démarche qui retire au spectateur cette jouissance du génie par procuration, et la sentence est sans appel. "Moi aussi je peux le faire".


(Je passe sous silence les considérations techniques qui me disent que, non, passée l'idée de la démarche, tout le monde ne peut pas réaliser Sogobi ou peindre un monochrome réussi, qui ne m'intéressent pas vraiment ici.)


En admettant que cette idée a ses limites, on peut donc considérer que l'interprétation du spectateur est une tentative de domination de sa part sur l'oeuvre vue. Une domination toute naturelle, celle requise par notre recherche de sens constante permettant une survie en milieu hostile allongée, et ici dérivée vers un élément avec lequel nous n'avons qu'une interaction émotionnelle, théorique. Benning, en retirant au spectateur cette possibilité de sens le pousse dans une frustration, résultat d'un conflit entre ce vieux réflexe duquel on ne peut se détacher (impossible de ne pas se laisser aller à l'interprétation des plans), et une oeuvre qui refuse de jouer ce jeu.


Finalement, Sogobi, malgré ses ambitions expérimentales, suit le même cheminement que l'intégralité des œuvres narratives depuis l'aube de l'humanité : conflit et résolution. Mais là où la plupart des films proposent ce conflit et cette résolution grâce à une procuration, Benning les place directement chez le spectateur, le laissant alors seul acteur de cette résolution, sans aucune garantie d'y parvenir.


Un moyen d'arriver au bout du film, autant thématiquement que littéralement (les 90 minutes pouvant se révéler virulente pour celui qui ne se laisse pas porter par l'expérience proposée), serait d'abandonner cette domination de l'interprétation. On pourrait alors penser que sans interprétation ne survit que le vide. On dira plutôt que suite à l'abandon de la domination, advient la rencontre. Celle entre deux éléments distincts qui se contemplent en sachant que l'un n'absorbera pas l'autre pour devenir un. Pouvoir considérer l'univers, la Nature, un film, comme une fin et non plus comme un moyen.


Dans L'Éthique, Spinoza définit le mépris comme considérer une entité par ce qu'elle n'est pas plutôt que par ce qu'elle est*. Sogobi n'a rien de tout ce que l'on aimerait trouver dans un film. À nous de trouver ce que Sogobi est. Et à répéter la démarche pour tous les films qui suivront. Et puis pour tout le reste aussi. Un jour, peut-être...


.
.


*Citation exacte : Il y a Mépris quand, par l’imagination d’une chose, l’Âme est si peu touchée que la présence de cette chose soit pour elle un motif d’imaginer ce qui ne s’y trouve pas, plutôt que ce qui s’y trouve.

Mayeul-TheLink
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films des années 2000 et Les meilleurs films de moins de 1h30

Créée

le 9 déc. 2019

Critique lue 394 fois

6 j'aime

7 commentaires

Mayeul TheLink

Écrit par

Critique lue 394 fois

6
7

D'autres avis sur Sogobi

Sogobi
JanosValuska
10

L'empreinte et l'infini.

Vingt minutes, le chat dort. A mes côtés, je l’entends parfois ronronner, couvrant certains plans silencieux avant que les vocalisations de son plaisir ne disparaissent dans la richesse sonore qu’en...

le 25 nov. 2013

9 j'aime

7

Sogobi
Mayeul-TheLink
9

L'interprétation est une domination

Petit prologue pour ceux qui ne connaîtraient pas le film : Sogobi est une suite de plans de paysages sans liens apparents entre eux, de durée variable, sans personnages ni musique. Le film est...

le 9 déc. 2019

6 j'aime

7

Sogobi
Flip_per
5

Les colons

Présence humaine distanciée, grotesque et sans visage, suggérée par de parcimonieuses activités citées sous forme de litote visuelle ou sonore (ou traces archaïques également, tels les pétroglyphes)...

le 1 avr. 2024

Du même critique

Kubo et l'Armure magique
Mayeul-TheLink
5

Like tears in rain

(Si vous souhaitez avoir un œil totalement vierge sur ce film, cette critique est sans doute à éviter) Kubo, par sa technique d'animation nouvelle et son envie affirmée de parcourir des chemins...

le 27 sept. 2016

51 j'aime

10

Le Daim
Mayeul-TheLink
4

Critique de Le Daim par Mayeul TheLink

Chez Quentin Dupieux, on aime se mettre dans la peau d'animaux. C'est que comme dit l'Officer Duke (Mark Burnham) de Wrong Cops dans une révélation enfumée : "Nous sommes tous des esclaves de la...

le 20 juin 2019

48 j'aime

5

Call Me by Your Name
Mayeul-TheLink
5

"Le temps est comme un fleuve que formeraient les événements"

Héraclite disait il y a un moment déjà qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Les personnages se baignent, beaucoup, et effectivement jamais dans le même fleuve. Mais ce n'est pas...

le 13 mars 2018

42 j'aime

2