Petit prologue pour ceux qui ne connaîtraient pas le film : Sogobi est une suite de plans de paysages sans liens apparents entre eux, de durée variable, sans personnages ni musique. Le film est disponible sur Youtube.
Les démarches minimalistes sont souvent sujettes à l'incompréhension. Une idée revient souvent, celle que l'oeuvre présentée ne demande finalement aucun savoir-faire, et qu'avoir l'idée et l'envie de la mener à bien étaient finalement les seuls pré-requis à sa production. En somme, c'est le fameux : "Moi aussi je peux le faire". Ou comment balayer d'un revers de la main une démarche jugée sur sa capacité à exposer les qualités de l'auteur dont le spectateur se sent incapable plutôt que sur sa simple pertinence, aussi élémentaire soit-elle.
On peut interpréter ce réflexe comme une volonté du spectateur de vivre le génie artistique par procuration. Ça semble d'autant plus vrai pour le cinéma, dont la forme étirée sur la durée et sa narration généralement concrète permet d'offrir un chemin de réflexion au spectateur : ce dernier récupère les indices laissés par l'artiste afin de prendre conscience de sa démarche, et ainsi fait siennes les idées qui émergent du visionnage. Ajoutez à ce phénomène un peu d'égocentrisme propre à chacun, puis une démarche qui retire au spectateur cette jouissance du génie par procuration, et la sentence est sans appel. "Moi aussi je peux le faire".
(Je passe sous silence les considérations techniques qui me disent que, non, passée l'idée de la démarche, tout le monde ne peut pas réaliser Sogobi ou peindre un monochrome réussi, qui ne m'intéressent pas vraiment ici.)
En admettant que cette idée a ses limites, on peut donc considérer que l'interprétation du spectateur est une tentative de domination de sa part sur l'oeuvre vue. Une domination toute naturelle, celle requise par notre recherche de sens constante permettant une survie en milieu hostile allongée, et ici dérivée vers un élément avec lequel nous n'avons qu'une interaction émotionnelle, théorique. Benning, en retirant au spectateur cette possibilité de sens le pousse dans une frustration, résultat d'un conflit entre ce vieux réflexe duquel on ne peut se détacher (impossible de ne pas se laisser aller à l'interprétation des plans), et une oeuvre qui refuse de jouer ce jeu.
Finalement, Sogobi, malgré ses ambitions expérimentales, suit le même cheminement que l'intégralité des œuvres narratives depuis l'aube de l'humanité : conflit et résolution. Mais là où la plupart des films proposent ce conflit et cette résolution grâce à une procuration, Benning les place directement chez le spectateur, le laissant alors seul acteur de cette résolution, sans aucune garantie d'y parvenir.
Un moyen d'arriver au bout du film, autant thématiquement que littéralement (les 90 minutes pouvant se révéler virulente pour celui qui ne se laisse pas porter par l'expérience proposée), serait d'abandonner cette domination de l'interprétation. On pourrait alors penser que sans interprétation ne survit que le vide. On dira plutôt que suite à l'abandon de la domination, advient la rencontre. Celle entre deux éléments distincts qui se contemplent en sachant que l'un n'absorbera pas l'autre pour devenir un. Pouvoir considérer l'univers, la Nature, un film, comme une fin et non plus comme un moyen.
Dans L'Éthique, Spinoza définit le mépris comme considérer une entité par ce qu'elle n'est pas plutôt que par ce qu'elle est*. Sogobi n'a rien de tout ce que l'on aimerait trouver dans un film. À nous de trouver ce que Sogobi est. Et à répéter la démarche pour tous les films qui suivront. Et puis pour tout le reste aussi. Un jour, peut-être...
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*Citation exacte : Il y a Mépris quand, par l’imagination d’une chose, l’Âme est si peu touchée que la présence de cette chose soit pour elle un motif d’imaginer ce qui ne s’y trouve pas, plutôt que ce qui s’y trouve.